(c) catevrard
vendredi 15 novembre 1940 samedi 22 juin 2019
Chère Virginia,
Je nous ai installées à l’ombre des bouleaux. J’ai lu votre page de journal. Vous décrivez votre emploi du temps bousculé par la présence de Léonard, près du feu, dans votre pièce, empêchant votre passage à l’écriture, l’achat d’un pantalon en serge bleu, les inondations, les bombardements, vos doutes par rapport à l’écriture et puis soudain votre revigorant mise en ordre de votre fameuse chambre à vous. En écho, j’ai enfin trouvé une table de chevet et j’ai, aussi, rangé mes livres. Depuis, je tournicote des arbres au jardin en passant par la cuisine et ne parviens pas à écrire notre jour : la peur de la fin qui approche. Notre première journée ensemble date de 4 ans. Elle se terminait par les attentats parisiens. Que de bombes entre nous! Peut-être même, y en a-t-il une à retardement, celle que nos Cent jours a déposé dans ma vie. Je ne pouvais imaginer en commençant cette lecture-écriture à quel point vous vous immisceriez dans mon quotidien pour installer une familiarité joyeuse. J’ai accroché votre portrait face à mon bureau, au-dessus de mon banc et sur le bureau de mon ordinateur. J’essaie de marcher à grandes enjambées. Je n’ai plus aucun scrupule à porter de grands chapeaux, surtout l’été. J’ai encore quelques réticences pour l’adoption du manteau de fourrure et la canne mais suis assez tentée par le fume-cigarette et les jupes longues avec bottines. Ces mimétismes superficiels vous feraient sourire. Sachez que j’achète aussi les livres que des contemporains produisent sur vous : j’attends la sortie de votre biographie fictive par Emmanuelle Favier et un ami a déniché au Marché de la poésie un Ainsi parlait Virginia Woolf chez Arfuyen. Je ne suis pas devenue une spécialiste woolfienne mais vous êtes devenue une présence secrète. Et d’autres, à mon plus grand bonheur, ont partagé ma traversée et vous ont accueillie comme si vous faisiez partie de notre bande. J’aime avoir créé, sans toujours en prendre conscience, la vie qui va avec Virginia Woolf. Imaginez ma panique : comment va aller ma vie sans Virginia ? Certains diront qu’il vaut mieux arrêter avant le plongeon final. Soit ! Mais quand je fais mes longueurs de crawl, il n’est pas rare que vous brassiez à côté de moi. Vous étiez brillante nageuse et l’eau, présente dans vos textes comme dans votre vie, est un miroir, un double de votre force infinie et immuable comme de vos tempêtes épuisantes. J’aurai besoin d’eau fraîche pour supporter la canicule qui s’annonce. Je vous sais sous les inondations et Lewes semble devenu un port. Les bouleversements climatiques sont les autres bombes de l’ époque. Pas toujours facile de trouver l’abri. Quels conseils me donneriez-vous pour faire face à notre séparation ? Tourner la page et ouvrir d’autres carnets ? Voler de mes propres ailes ?. Je pourrais comme l’auteur Rick Bass, vous considérer comme mon mentor, et vous confectionner un dernier repas. Dans son livre Sur la route et en cuisine pour mes héros, il part de son Montana, glacières chargées de viande d’élan pour se mettre à table avec ses écrivains préférés. Ce sera moins facile pour moi de quitter mon nid pour atteindre vos hauteurs mais qui sait, si vous ne pourriez déguster quelques mets spirituels ou quelques spiritueux. Quel plat choisirais-je ? En dessert, un cake à ma façon avec épices, fruits et miel. Vous pourrez nous servir un thé à votre façon. En plat, je vous apporterai un de mes bocaux de potjevleesch, facile à transporter, plat du Nord, juste la rive en face de votre pays, à base de trois viandes cuites en gelée. La gelée cela vous connaît. Je dissimulerai la honte de mon accent anglais quand vous éprouverez des difficultés à prononcer le nom flamand. Cela mettra de la légèreté à ce repas d’adieu. Je ne sais anticiper les ruptures. Elles me tombent dessus, même quand je les provoque. D’un coup, les choses se détachent et ne reviennent plus. C’est la première fois, que je peux tenter d’y mettre les formes. Peut-être réparez-vous quelque chose...
Marcelline Roux