VW97

 (c) catevrard

 

 

Dimanche 20 octobre 1940 dimanche 9 juin 2019

 

De retour à Londres, vous découvrez des files de personnes, avec valises et enfants, attendre devant les bouches de métro pour se mettre à l’abri au moment du raid nocturne. A Tavistock Square : amas de ruines, trois maisons rasées. L’endroit, où vous avez écrit nombre de vos livres, n’est que gravats. A votre autre adresse, Meck Square, les vitres ont été soufflées, vos bibliothèques effondrées. Vous vous mettez en quête des cahiers de votre journal. Je prends conscience que votre pavé rose, qui m’accompagne depuis tant de jours, aurait pu ne jamais exister. Disparaître comme tant d’autres de vos objets sous les bombardements allemands. Vous ressentez étrangement un soulagement d’avoir perdu vos biens. Il vous plairait de recommencer une vie nouvelle, dans un dénuement presque total, libre d’aller où bon vous semble. Est-ce le fait d’avoir retrouvé vos cahiers et beaucoup de vos livres ? Le fait de savoir qu’il faudra déménager ce qui reste à la campagne qui vous pèse déjà ? Est-ce la guerre qui affole et rend toute possession dérisoire ? Est-ce de constater que certains sont plus démunis encore ? J’ai eu cette envie chevillée au corps : partir avec le minimum, vivre dans un petit lieu, dans l’épure, délestée de toutes attaches matérielles. Pouvoir se dire que l’on refait un nid, le sien, avec trois fois rien. Les moments de crise provoquent ce sursaut de résistance minimal et vital. Me reviennent les images du film Madadayo de Kurusawa : le professeur de philosophie, après avoir, lui aussi, perdu sa maison, cette fois sous les bombardements américains, se retrouve avec sa femme dans une minuscule cabane en bois. Il y écrit au pinceau sous la pluie. Je n’ai pas expérimenté ce dénuement mais j’ai senti qu’une force paradoxale naissait de ce possible. J’espère que ce n’est pas qu’une vue de l’esprit et que l’humain parvient à surmonter certaines pertes et se relier à l’essentiel pour créer du nouveau. Pour vous hélas, l’Histoire aura le dernier mot mais il me plaît que vous ayez ressenti l’élan du recommencement. Il fait chaud chez vous, comme en plein mois d’août, et le soir, tandis que Léonard nettoie les parterres en tenue d’été, vous marchez sur les collines. Vous entendez des obus tirés de Douvres. Votre jour est plein de contrastes et de choses affolantes pourtant votre quotidien tient encore face aux images et sons angoissants. Pas de chaleur estivale de mon côté, ni d’images de désolation, j’ai la sensation d’avoir traversé en douceur ce dimanche de pentecôte. Dans la petite maison de Foujita, encore un lieu minuscule, des musiciens ont fait résonner des sons japonais avec violoncelle, flûte et koto. Dans ce jardin et cette maison à vivre avec atelier sous les toits, ce fut une façon originale, en cette pentecôte, de faire redescendre l’esprit du couple Foujita. Léonard Foujita a dû apprécier le symbolique hommage à sa juste valeur, lui qui s’est fait tardivement baptisé. Rien de grandiose dans cette demeure mais beaucoup de signes déposés, de pièces intimes, refaites entre tradition et modernité, fenêtres tournées vers le jardin. Foujita avait un certain humour et un don de l’épure, est-ce cela qui a préservé son énergie jusqu’à très tardivement ? A 80 ans, il se lance dans une fresque gigantesque pour une chapelle à Reims. Le génie et la foi ont fait le reste. Je ne peux vous souhaiter la foi ma chère Virginia, je connais votre athéisme mais que le génie et l’élan soient avec vous ! Cette lettre aura reçu, à son insu, quelques stigmates de la descente du Saint-Esprit! Après tout si c’est moins douloureux que les bombes...

 

Marcelline Roux