Lundi 19 août 1940 lundi 13 mai 2019
(c) catevrard
Hier dimanche, vous avez entendu un bruit énorme, juste au-dessus de vos têtes, quatre bombardiers, des requins rugissants. Pour la première fois, vous avez eu le sentiment de l’échapper belle. Du coup, vous vous sentez incapable de lire. La guerre vous prend, enserre votre esprit, vole au-dessus de vous. Votre Roger Fry se vend mal : depuis le raid londonien, les ventes sont descendues à 15 exemplaires par jour. Les écrivains comme les lecteurs sont atteints. Je n’ose vous dire qu’en temps de paix, j’aimerais vendre 15 exemplaires chaque jour mais ce serait me prendre pour Virginia. Honte à moi pour cette comparaison ! Côté guerre, je suis sans doute aussi petite joueuse mais j’ai ressenti ce que peut être un débordement de violence. A Lyon, j’ai vu des CRS charger à moins de trois mètres deux jeunes gens qui tentaient de fuir les bombes lacrymogènes d’une manifestation de gilets jaunes. Les agents pointaient leurs flash ball sur deux adolescents, leur hurlant de partir et de rejoindre la foule et les fumées. Nous étions à la fenêtre, nous dominions la situation, à l’abri, sans risque et pourtant, j’ai eu l’impression que nous franchissions un cap. Depuis des mois, je vois des images, des débordements, de la propagande d’Etat. Là, j’ai eu la scène sous les yeux, sans filtre. Je constatais que deux gars sans arme, qu’un couple effrayé tentaient d’entrer dans un salon de thé pour échapper à cette charge sans ménagement. Cette fois, heureusement, les choses se sont arrêtées là. Quelque chose a toutefois basculé. Les forces de l’ordre ont forcé, dépassé la limite : qui veut faire peur, à qui ? Qui a peur ? Quels ordres pour quel ordre ? Je ne vis pas comme vous en temps de guerre et pourtant, au-dessus de nos têtes, les hélicoptères militaires guidaient les gardes mobiles pour canaliser la foule, pour l’effrayer au besoin, pour tirer si nécessaire à bout portant des balles en plastique. Oui, ma guerre est en plastique. Elle arrache des yeux, des mains mais ne tue pas. C’est une guerre des pauvres, pour paraphraser Eric Vuillard. Dans le même temps, des puissants qui ont escroqué l’Etat, des industriels qui polluent sciemment, des décideurs qui ruinent les services publics et la santé sont protégés. Dans quelques jours, je voterai lors des élections européennes : je verrai les partis nationalistes gagner du terrain, et je me dirai une nouvelle fois avec honte que mon époque n’a pas su construire une Europe sociale, culturelle, respectueuse de l’homme et de la nature. Je me dirai que vous avez vécu la guerre et que nous n’avons pas su reconstruire malgré ce que nous avons su de votre époque. Vraiment pas de quoi être fière ! Par quel bout retisser les choses pour éviter la catastrophe ? «L’histoire est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller » disait votre contemporain James Joyce. Vous avez senti cela : vous vous êtes battue pour le droit de vote des femmes, Léonard a milité du côté des travaillistes. Vous n’avez pas baissé les bras malgré les requins rugissants. Je ne vais pas abandonner. Aveuglée par le présent, je continue à défendre des valeurs, à sentir que les jeunes générations sont porteuses d’élans nouveaux. J’espère encore que le chacun pour soi n’est pas le mot final, qu’une solidarité est possible et même incontournable. La journée a été lumineuse, cet éclat est à sauvegarder. Je repense à vos parties de boules et je me dis qu’il faut préserver cette part coûte que coûte, cette force du jeu, de la gratuité, de la légèreté, de l’humour. Le soir tombe près de la lampe de mon bureau. Une amie m’a dit qu’elle regardait la lune par le vélux de son appartement. Ce regard, fenêtre dans la nuit, est à sauver. Ne pas croire que nos partages, nos gestes d’humain ne servent à rien. Pour résoudre les grands problèmes, il faut les attaquer par un petit bout. On peut commencer du côté du local, du tout prêt de chez soi. Je jette un œil sur le cerisier quelques uns de ses fruits commencent à rougir. Je vous invite ma Virginia à partager la cueillette. On fera des pots de confiture, on papotera en dénoyautant les boules rouges. Ce sera mettre du sucre et de la douceur en conserve pour les rudes hivers. Je vous attends. Le chant des merles nous fera oublier les moteurs armés. Ce sera une recette de survie que l’écriture tissée entre nos journaux rend possible. Le rouge des fruits libérera nos mains. Le cerisier me dit de patienter, le mûrissement vient seulement de commencer. Aimer le monde est une affaire de patience poétique.
Marcelline Roux