(c) catevrard
Lundi 22 avril 2019, dimanche 9 Juin 1940
Le compte à rebours est lancé. J’ai pris conscience que je ne pouvais plus filer tranquillement les échos de nos dates si je voulais atteindre, au centième jour, le bout de votre pavé rose. J’ai donc divisé le reste de vos pages en huit parts égales et me voilà guidée jusque la fin. Je me suis souvenue que j’avais procédé de même au tout début, en divisant, en 100 étapes, l’ensemble de votre journal mais j’ai dévié, au fil du temps, pour provoquer des ressemblances calendaires. Il me faut redevenir plus sérieuse dans la dernière ligne droite. Votre 9 juin est d’ailleurs sérieux : la guerre est là. La Luftwaffe veut détruire la Royal Air Force et terroriser la population britannique pour pousser votre gouvernement à faire la paix avec l’Allemagne. Avec plusieurs de vos amis, vous envisagez le suicide. Vous êtes d’une grande clairvoyance : « la capitulation, cela signifie l’abandon de tous les juifs. Les camps de concentration. Donc à notre garage. » « Votre garage » est la solution, suicide par asphyxie, que vous imaginez pour vous et Léonard. Vous craignez que le gouvernement français quitte Paris, c’est même votre hantise. Pourtant, un instinct de vie demeure. Vous poursuivez vos corrections de Roger malgré « le grognement derrière le chant des coucous, le crépitement du four derrière le ciel. » Vous notez toutefois que depuis plusieurs jours, le « je » disparaît de votre écriture. Le conflit attaque votre plume, contamine votre journal. C’est donc plus grave que cela n’a jamais été. C’est aussi dans ces moments que je note l’importance de votre laboratoire-atelier des jours. Il résiste. Il offre un effet du réel : à la fois la gravité de la situation que vous percevez en toute lucidité et la vie avec l’écriture qui se fraie encore un chemin, même si votre « je » est amoché. C’est peut-être cet effet et tant d’autres éléments très quotidiens, comme cette partie de boules et votre mauvaise humeur d’avoir perdu, qui donne du poids au fait de jouer et d’écrire malgré la fin des temps. J’aurais aimé qu’Hitler apprenne que, dans la campagne anglaise, une auteure et sa sœur, disputaient une partie de pétanque tandis qu’il s’acharnait à effrayer le monde. Cela me réjouit d’y penser et peut-être encore plus que vous ayez pu glisser ce détail dans vos pages au milieu des raids aériens. Je pense qu’à cette date, c’était l’évacuation des troupes britanniques de Dunkerque. J’ai vu le film Dunkerque : les anglais ont d’abord rapatrié leur armée avant celle des alliés français. C’est presque de bonne guerre, sans vouloir faire un mauvais jeu de mots, surtout que de petits bateaux de plaisance anglais ont pris le risque de venir chercher des soldats, en traversant la manche, sous les feux des avions allemands. On n’imagine pas la violence et le courage que cela suppose. Votre partie de boules est très peu face à cela mais vous sauvegardez un soupçon de légèreté. Cela remet en vie de vous imaginer derrière vos fenêtres recouvertes de papier pour ne pas attirer les bombardements et de savoir que le jour, par une chaleur écrasante, détail météorologique, que vous n’abandonnez pas non plus, vous avez partagé avec Nessa un moment ludique. Vous avez même pensé prendre un cocktail avec Colefax. C’est en cela que votre journal est expérimental. Il ne se transforme pas, à ce moment du conflit, en journal de guerre, il reste pleinement votre, avec ses ajouts, ses agglomérats de notation d’écriture, de pensées, de présences d’amis, de famille, de détails anodins, des riens qui font la vie et dont vous avez le souci. Cela vous rend humaine, complexe, plus vraie. Je voulais juste, avant de clore ce jour, vous confier que je ne regretterai jamais d’avoir consacré, depuis le 1 janvier 2015, des heures à cette lecture-écriture en échos : mon intimité a gagné en intensité. Vous m’avez obligée à prendre le temps du retrait, à revenir sur vos années et à revoir autrement mon présent qui, à sa façon, gronde lui aussi. Je vais préparer un cocktail, celui que vous n’avez pas pu prendre avec Colefax. Je vous le dois.
Marcelline Roux