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Dimanche 14 avril
J’aurais pu tricher. Garder cette chronique pour la fin. J’aurais pu faire un joli pied de nez à cette fin. Construire une subtile mise en abîme et faire que les cent jours ne finissent pas. J’aurais pu et la tentation fut forte. J’aurais pu mais j’aurais eu la sensation de rompre un pacte que j’avais avec vous depuis 91 jours : celui d’écrire une page dans la foulée de la lecture de votre journal, au fil du temps, sans chercher de construction en amont, si ce n’est celle de me soumettre à la continuité des jours et d’atteindre ainsi le centième. Quand j’ai ouvert ma boîte à lettres qui devient de plus en plus, pour mon plus grand plaisir, une boîte à livres, j’ai découvert hier une enveloppe à bulles qui contenait un petit livre bleu. Je suis certaine que son expéditeur savait le piège qu’il me tendait. Allais-je mettre au chaud cette porte de sortie ? J’ai passé tout mon dimanche avec le livre bleu. Je lisais et ne parvenais pas à me décider à écrire cette chronique. Je voyais déjà les liens et sauts à inventer en toute fin de parcours et comment rester avec vous avec quelques carnets de plus, en sortant de mon chapeau ce si beau joker. En effet, un généreux éditeur, avait expédié, spécialement pour Marcelline Roux, un de vos carnets inédits, pour nourrir mon obsession woolfienne. Vous imaginez, ma Chère, l’effet produit au last Day, en annonçant qu’à la fin de votre pavé rose, j’avais trouvé, comme par miracle, un rectangle bleu inédit. Cela aurait eu beaucoup d’allure de poursuivre le voyage, surtout qu’Ulysse est de la partie dans votre cahier bleu, jamais édité et gardé au secret dans une bibliothèque universitaire du Sussex. J’ai même découvert que 67 autres, du même acabit, y sont encore ! L’envoyé est un carnet écrit de 1907 à 1909 qui tient le compte de vos lectures des Anciens grecs et latins, Homère, Virgile, Platon, Sophocle, Eschyle...J’ai lu la très intéressante introduction faite par Mireille Duchêne. Elle explique que ce carnet est votre façon de vous approprier les classiques, vous qui avez été privée du droit de faire des études, parce que femme. Il montre votre manière d’égaler les garçons en plongeant en solo dans l’apprentissage des langues anciennes. Vous étudiez avec la singularité qui sera toujours la vôtre et tenez votre carnet de lectrice à la manière d’un Socrate qui réagirait en se posant des questions pour construire sa pensée. Ce carnet prouve que vous vous appropriez la culture classique réservée aux hommes de votre temps. Vous immerger dans l’étude vous permet aussi de dépasser le chagrin terrible de la mort de Thoby, votre jeune frère, en Grèce, justement. Vous préparez, sans aucun doute, votre entrée en écriture. Un universitaire suggère que l’on devrait même réétudier l’ensemble de votre prose en lien avec cet héritage grec ancien. Vous avez révolutionné les codes littéraires, pétrie de culture classique. Ces petits carnets ou mémento, sont autant de méthodes intimes pour acquérir une culture littéraire et construire un dialogue et débat personnel avec le texte, pour l’absorber et le réfuter. Je prends conscience que j’ai utilisé votre méthode avec votre journal, sans en avoir connaissance avant ce jour. Votre carnet bleu, pour moi, garde la trace matérielle de l’activité de votre esprit tandis que vous lisez les anciens comme mes Cent jours sont celles de mon dialogue entre votre présent et le mien. Comme vous le faites avec L’Odyssée d’Homère, vous vous affranchissez du jugement des autorités pour échafauder une réflexion, j’interroge vos lignes sans compulser l’appareil critique, juste pour mettre en résonance nos parcours. Vous notez des échantillons de textes, vous revenez sans arrêt, vous creusez, méditez les pages lues, comme j’ose le faire avec vous. Vous posez des questions à vos interlocuteurs de papier, osez des réponses, exactement comme je me le permets. C’est incroyable : vous aviez donc autorisé, par anticipation, ma démarche. Décidément, ma Chère Virginia, vous ne cesserez jamais de me surprendre. Je continue toutefois de jouer le jeu du temps qui coule jusqu’au bout car le retour à Ithaque ne peut s’anticiper. Il viendra en son temps, dans l’harmonie ou la discordance. Ulysse a sans doute craint de ne pas être reconnu. Il me faut craindre de ne pas savoir terminer par une ouverture sur d’autres carnets inédits et de rentrer, sans vous, vers mon port d’attache.
Marcelline Roux