Samedi 6 avril 1940 Samedi 6 avril 2019

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(c) catevrard

 

Nous sommes en écho de samedi et de 6 avril. Je peux même ajouter de lumière : « infiniment colorée, froide et tendre. »Je m’arrête là car je n’ai pas, comme vous, mangé un dur steak de cheval procuré avec des tickets de rationnement. « Ce devait être un malheureux cheval de fiacre de Bloomsbury ». J’ose espérer ne pas être au bord d’une guerre mais cela est difficile à savoir quand on a le nez plongé dans son époque. Dans mon insouciance, j’ai savouré poisson et petits pois frais. Vous vous réjouissez d’avoir bouclé deux manuscrits remis à Léonard, passé un jour en bibliothèque pour vérifier des citations, trouvé de la soie pour faire des chemises et tricoté des cravates. Je m’amuse à l’idée de vous surprendre tricotant des cravates et reste époustouflée par la multitude de choses que vous accomplissez en une journée. Je devrais essayer de manger du cheval. Après tout je ne déteste pas le rouge du Nord, saucisson avec une fine peau toute rouge. Je cacherais à mes amis écologistes mon secret vitaminé. Si c’est par mimétisme woolfien, ils pourraient absoudre mon carnivore péché. Si je fais le décompte de mon jour, je me traîne derrière vous : pas de réalisation de cravate, ni de manuscrit bouclé. Je peine à trouver un titre pour quelques lignes écrites, pas de tissu à confectionner quoique j’aurais pu en acheter ce matin lors d’un vide atelier d’artistes. Je me connais : j’aurais craqué sur quelques coupons et je serais restée face à eux comme une poule devant un couteau. Je suis moins habile de mes dix doigts que vous. J’ai préféré acheter deux toiles d’amies peintres : joie plus certaine. Me reste à les accrocher sans me donner un coup de marteau. J’ai quand même coupé des branches d’arbuste qui commençaient à dissimuler ma boîte aux lettres. Ce serait dommage car, tout comme vous, j’aime recevoir et écrire des lettres. Pour poursuivre la liste coté activités domestiques : j’ai passé la wassingue, mot flamand d’origine germanique qui vient de waschen, laver, et qui désigne la serpillière. Il fallait bien que je trouve une image incongrue à poser à côté de vos cravates en laine. Après tout, avec le temps vos cravates doivent s’effilocher comme les wassingues de Butor. «  Des haillons de ciel s’effilochaient comme de vieilles wassingues ». Celui-là ne doit pas souvent laver le sol pour laisser partir en lambeaux sa serpillière, ou trop souvent pour l’user ainsi. C’est toutefois insolite de comparer le ciel avec un tissu de sol. Cela ne vous aurait point déplu. J’aurais pu lire sous votre plume acide quelques déclinaisons sur le thème : elle filoche des phrases sur des sols wassingués. Quand vous décrivez votre rencontre du jour avec un enseignant Bonamy Dobrée, « tiré à quatre épingles, cheveux ras, gris, un arc-en-ciel de médailles sur la poitrine », c’est un peu comme si vous aviez lustré son portrait avec une toile à laver. Il faut dire que cet ancien militaire affirme sans vergogne son opinion sur la guerre. Il dit qu’elle ne durera pas, que tout restera calme hormis quelques attaques sporadiques. Il a, tout comme moi, le nez dans le seau du présent et ses affirmations sont plus que glissantes. Sous votre moquerie de ses médailles, je décèle votre clairvoyance. La lumière se fait moins tendre. Les haillons du ciel arrivent de l’ouest sans doute pour apporter quelques averses. Ce ne serait pas malvenu en ce printemps 2019 trop sec. Continuons d’avancer l’une et l’autre vers l’horizon des possibles. Il n’est que 16h00. J’ai encore espoir de compléter ma liste d’activités : lire Sur le Métier de Jean-Pascal Dubost, Maison natale de votre compatriote Henry James, tirer à la courte paille un titre idéal, aller à un dîner entre amis et apporter une crème plombière. En me forçant un peu, j’arriverais presque à avoir un emploi du temps woolfien, les aiguilles en moins. A moins que cette page, comme les 90 autres précédentes, ne soit ma façon de tricoter mon journal avec le vôtre. Je « ravaude », comme le dit Jean-Pascal Dubost, sur le métier, recycle votre mémoire dans la mienne. J’en espère un soupçon de compost contemporain. « Vous citer » me met en mouvement, fait venir, remuer, découdre mon intime avec vos mots. 

Marcelline Roux