VW 87

(c) catevrard

 

23 Février 1940 samedi 23 février 2019

Chère Virginia,

Vous me jouez une farce en ce 23 février. Je suis là, prête, j’ouvre votre journal, je lis : envoi du manuscrit sur Roger Fry à Margaret Fry puis rien. Vous êtes alitée. Pas de pages. Vous devez être bien souffrante pour ne pas réussir à tenir votre journal, à moins que ce soit ces fameuses prescriptions médicales étranges et respectées à la lettre par Léonard, vous interdisant l’écriture. Je serai sans nouvelles de vous : jour blanc à inventer. Je vous imagine dans votre chambre londonienne, dans la pénombre, rideaux tirés, les yeux tournés vers une lampe de chevet éteinte. Je ne connais rien de cette chambre, c’est Rodmell que j’ai visité. Vous entendez sans doute les bruits de la rue, le monde qui s’agite sans vous. Léonard doit vous obliger à prendre un verre de lait, longtemps perçu comme un remède. Aujourd’hui, vous y échapperiez : le lait est jugé toxique pour les adultes. Ma pauvre Virginia, punie au lit, avec un poison en médicament. Je suis de tout cœur avec vous et j’improvise donc ma page sans votre soutien. Pas d’alitement de mon côté mais plutôt un fourmillement d’activités : des petits travaux dans la cuisine, des coups de peinture et de nettoyage, une balade en vélo en bord de Seine. A l’inverse de vous qui êtes sous la neige, ici, c’est printemps précoce. Cette douceur me fait tourbillonner. Je devrais pourtant ralentir le rythme si je ne veux pas me retrouver consignée dans la chambre et il est vrai que la table en pâtit. Je le vois, je le sens. Je grappille de minuscules instants. Je laisse l’écran ouvert pour m’assoir, ne serait-ce que trente minutes, face à lui, et croire que je parviens à former des phrases et des idées. Je rédige quelques lettres aux amis. Je fais semblant. Je tourne autour. Je papillonne mais rien de très sérieux. Heureusement votre pavé ne quitte pas ma table et me lance des appels. Dois-je accepter ce lâcher-texte ? J’aimerais reprendre un récit sur deux hommes, Alberto et Simon, mais ils me résistent ou peut-être est-ce moi qui les fuis. Je renâcle devant la fiction avec la sensation bizarre de trahir. Et s’il m’était impossible de franchir ce cap ? Si je devais m’en tenir à cette écriture qui tourne autour de ma vie comme certains voyagent autour de leur chambre ? Si mon champ d’exploration était moins ample, à la mesure de mes voyages, jamais hors d’Europe et toujours en train ? J’ai peut-être le pas court en aventure comme en écriture. Pourquoi quitter mon sillon ? Je sais que vous passez d’un genre à l’autre : de la biographie, à l’essai, au journal, au roman et que chaque fois, vous êtes comme un poisson dans l’eau. Pas de trahison pour vous, mais le sentiment que telle forme vous repose de telle autre. Vous vous amusez de ces travaux différents, gardant votre style. Il me faudrait être plus téméraire et oser un pas de côté. La période n’est pas propice. Me faudrait-il un temps d’immersion ? Partir avec mes deux lascars de personnage, m’enfermer avec eux, nous apprivoiser, nous disputer, nous intimider, nous détester ? Les lignes bougeraient-elles ? J’ai plutôt la sensation de les tenir sous cloche. Ils respirent difficilement et pourraient même, si je n’y prenais garde, se dessécher complètement. Heureusement, aujourd’hui, j’ai ouvert grand les fenêtres de la maison. Ils ont dû sentir un souffle les réveiller. Je continue d’y croire. Votre alitement est un rappel à l’ordre : s’allonger et attendre. Le carnet semble impossible à atteindre et les mots coincés dans la gorge. Acceptons ce retrait momentané des pages et voyons l’appel d’air que cela provoque !

Marcelline Roux