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(c) catevrard

 

Dimanche 11 février 1940 Dimanche 10 février 2019

Vous êtes envahie par la joie profonde d’avoir terminé un livre, « le fruit d’un travail très consciencieux », « un livre serré ». Malgré les difficultés à régler certaines factures et de voir les cordons de votre bourse resserrés par la guerre, votre journée dominicale semble légère. Vous terminez votre page en dissertant sur ce que devrait être la poésie : « la fusion d’une foule d’idées disparates, qui fait que ce qu’elle exprime dépasse l’explication ». Vous rejoignez le propos de Jacques Roubaud, entendu hier lors d’une performance bavardage à Paris. Il est vain, selon lui, de chercher à dire ce que le poème veut dire car il dit ce qu’il dit. Vous prolongez en souhaitant l’éviction de la culture aristocratique et prônez l’importance des bibliothèques publiques et l’accessibilité aux livres pour tous. Ma chère Virginia, que diriez-vous aux anglais qui ferment aujourd’hui des lieux de lecture et aux français qui empruntent de moins en moins de livres? Je vous cache volontairement le nombre de lecteurs de poésie car je préfère préserver votre joie. De toute façon, ce ne sont pas les statistiques qui m’empêcheront de continuer la lutte mais je note quand même la différence de nos époques. Vous attendiez beaucoup de l’ouverture des bibliothèques et cela a produit beaucoup, vous aviez raison d’espérer. Peut-être qu’à mon époque, on oublie cette place conquise par la démocratisation culturelle. Dans les revendications des manifestations, je n’entends personne qui la défende encore. La baisse des taxes, des impôts est brandie comme l’arme ultime contre les plus riches mais l’impôt n’est-il pas justement ce qui permet de mettre en place des services publics, d’offrir un système de santé, d’aides sociales, d’éducation pour permettre un accès à tous et pas seulement à ceux qui peuvent se les offrir ? Evidemment, certains des plus riches de ce monde ont l’art et la manière de ne pas payer leur juste obole. Le principe de solidarité, fondement de ce qui fait société, se délite. Je ne vais pas assombrir notre dimanche avec ces considérations même si la pluie bat contre mes fenêtres et que la lumière se fait rare. Votre bonne humeur est contagieuse. Je ne vais rien en perdre et je m’arme des dessins de Tomi Ungerer, qui vient de mourir, pour garder le cap du rire armé ! Ses trois brigands ont encore du boulot auprès des enfants. Ne laissons pas tomber cette énergie décapante ! Ouvrons les pages de ces albums pour tenter de protéger les bambins du consumérisme ! Comme par hasard, le soleil revient. Il tape jusqu’à ma table pour me dire que c’est le moment d’oser sortir de mes gonds sans lâcher le fil des pages. Vendredi, l’auteur Mathieu Simonet a fait écrire plus de 100 lycéens en filière pro. A la fin de sa leçon de littérature, les jeunes l’attendaient juste pour avoir l’honneur de lui serrer la main. Rien n’est perdu. Il faudrait juste que la culture reprenne le devant de la scène, comme le droit à la santé, à l’éducation, à une nature sauvegardée. Nous avons besoin d’une société qui tisse des liens de valeurs plus que financiers. Pourquoi ne pas repartir sur les pas d’un Roubaud, qui en 1968, occupait avec son ami Pierre Lusson l’Hôtel Massa, haut lieu des gens de lettres. Ils s’inquiétaient que les auteurs ne soient pas de la partie et conscients « qu’occuper, ça occupe », ils ont tenu symboliquement cet endroit ! Réinvestissons les lieux culturels pour que les projecteurs médiatiques renvoient quelques questions essentielles pour aujourd’hui et surtout demain ! Je cesse mes divagations politiques, je chausse mes bottes, attrape mon parapluie et vais rejoindre une bande d’amis qui ont décidé de partager bières, gâteaux et idées pour refaire groupe dans un esprit ludique. C’est une première pour moi. Je vous raconterai comment je survis. L’individualisme a montré les limites de son pouvoir, je goûte au collectif. Mon nouveau slogan ! En plus des bottes, je vais bientôt fabriquer mes banderoles et enfiler un gilet orange !

Marcelline Roux