Vendredi 2 Février 1940 dimanche 3 février 2019
Chère Virginia,
L’hiver et la guerre vous tétanisent : les prix augmentent, le black out rend sombres les rues de Londres, un bateau coulé provoque la mort de tous les hommes à son bord. Vous n’arrivez plus à imaginer un Londres en temps de paix. Et pourtant, on vous commande plusieurs articles de journaux qui vous rapportent quelques guinées. Même si « Londres se crispe et se tord », vous parvenez à faire surgir vos images de promenades et de Tamise. Vous continuez vos allers et retours à la campagne et vos marches dans le Sussex. Le conflit mondial ne gomme pas complètement votre quotidien d’écrivain, ce qui constitue une résistance secrète à la violence extérieure. Je me demande d’ailleurs ce qu’est un quotidien d’écrivain. Après toutes ces pages lues de votre journal, je devrais en avoir une idée plus claire : des marches, des lectures, des temps d’écriture, « de pensées perdues à jamais …laissées dans les collines d’Asheham ou sur la berge de la rivière », de l’isolement rompu par des visites et des conversations ? Mais qu’est-ce qui différencie les jours de celui qui écrit de celui qui n’écrit pas ? Spontanément, je dirai le temps passé à la table mais ce n’est pas certain. En écoutant une auteure parler de son parcours et de son début de projet de résidence, il apparait que ce qui fait le quotidien d’un écrivain c’est sa manière de zoomer sur les détails de la vie, de se laisser imprégner, d’ouvrir un carnet et d’y glisser les traces des détails anodins qui importent. Aimer l’art de l’infiniment petit, y déceler des signes, des résurgences, des appels. Se laisser traverser par les événements tout en étant certain qu’à la fin de la journée, on trouvera dans son tamis une ou deux pépites pour sa collection d’instantanés. De l’extérieur, la journée d’un écrivain ressemble à celle d’un autre mais à vous lire comme à écouter cette femme dire son installation dans son lieu d’écriture, je sais qu’il n’en est rien. Il y a du dépôt, des choses inaperçues, qui viennent se coaguler et cogner pour être rattrapées. Rien d’extraordinaire, rien de bien visible et pourtant, cet infime noté, vivifie, affûte la perception des lecteurs. Sans cette captation, ce zoom avant sur ces broutilles et vétilles, le quotidien ne serait que vanités des vanités, souffle perdu. L’écrivain ne voit pas mieux ou plus que les autres mais il transcrit, recueille, accueille. D’où son désarroi quand il ne peut avoir ce temps du retour à la page : la vacuité l’envahit et le non sens aussi. Non qu’il ait des tournures sublimes à consigner, mais juste ce sentiment des choses, concept esthétique, que les japonais nomment Mono no aware. Cela se pourrait se traduire par « l’empathie envers les choses, la sensibilité pour l’éphémère ». Mon amour des carnets, journaux, fragments vient de là : ils servent d’empreinte à l’empathie au réel. Sans ce griffonnage dans mon Tagesbuch, j’aurais l’impression d’avoir laissé filer alors que je me sens redevable de la vie. Ce ramassage de cailloux vient sans doute d’une réminiscence enfantine. Lors de la promenade, l’enfant élit telle ou telle pierre et la glisse au fond de sa poche comme un trésor. De retour à la chambre, ces talismans ne sont peut-être plus aussi précieux mais lui rappellent les pas vécus. Tout écrivain est un Petit Poucet qui s’ignore : il a besoin de connaitre et reconnaitre sans cesse le chemin pour ne pas se perdre. Sans doute, a-t-il peur d’être mangé tout cru par l’abrupte et dévorante réalité. Mes cent jours avec vous appartiennent pleinement à ce registre du Mono no aware. D’ailleurs, ce soir, il fait un froid bleu comme je les aime, j’ai allumé une bougie sur la petite table du salon, une tasse de café est restée. Elle garde la trace d’un après-midi à lire les cartes et à préparer une escapade. J’aime découvrir cette tasse usagée près de la bougie. Je ne vais pas la laver pour qu’elle reste mon talisman du jour.
Marcelline Roux
(c)catevrard