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(c) catevrard

 

Vendredi 26 Janvier 1940 Samedi 26 Janvier 2019

Chère Virginia, je vous souhaite, avec un jour de retard, un joyeux anniversaire. Fêter vos 137 ans peut supporter ce petit décalage, surtout que dans votre journal, aucune mention de l’année nouvelle. Vous passez du 20 au 26 janvier sans mentionner le 25. 58 ans, sera pourtant votre avant-dernier anniversaire. Vous n’en savez rien. C’est étrange d’en avoir conscience en parcourant votre pavé rose. Cela m’invite plus que jamais à goûter aux derniers moments avec vous : le nombre de pages devant moi diminuant dangereusement. En cette période, vous avez préparé des crumpets. Il faut que je cherche une recette car j’adore en manger au petit-déjeuner. Je vais m’en acheter pour demain, ce sera une savoureuse façon de prolonger nos échanges. J’ai mis au four un gâteau d’hiver aux épices et fruits secs. Comme vous, je jongle entre écriture et cuisine. Vous arrivez à la fin de l’écriture de votre biographie de Roger Fry et chose rare dans cette page du 26, vous en recopiez quelques lignes et dévoilez votre façon de corriger. C’est un extrait du dernier chapitre. Vous indiquez clairement que vous souhaitez réduire de vingt mille à dix mille mots. Ce n’est donc pas une mince affaire. Dans ce que vous supprimez, je sens la volonté de réduire les digressions, les nuances, d’aller droit au but. Je note aussi les changements de termes, cette quête du mot juste. C’est passionnant de voir ce texte bouger sous les ratures. Nous ne trouverons plus aujourd’hui de manuscrits biffés. L’écriture sur l’ordinateur signe la mort de la critique génétique. La fabrique du texte, chère à Francis Ponge, disparaît dans les mémoires virtuelles de nos machines. Peut-être demeure -t-il quelques auteurs soucieux de leur postérité qui gardent les différentes versions d’un même texte jusqu’à son ultime maturation mais j’en doute. Une part de l’approche critique se perd. Mais n’est-il pas tout aussi illusoire de croire saisir le génie créateur à partir de ses brouillons que les secrets de composition en visitant la maison d’un écrivain ? Quelque chose échappe de la cuisine interne et même à l’auteur et c’est sans doute mieux ainsi. C’est cette méconnaissance qui pousse à chercher encore. Côté météo, tout est par contre dévoilé et même en communion : « Que l’humeur lyrique de notre hiver, son intense exaltation n’est plus de mise ! Le dégel s’est installé, il pleut, il vente ». Jeudi, j’ai roulé entre des champs de neige, avec la sensation de visions anciennes de la campagne française, villages parsemés, bosquets d’arbres, plaines vallonnées à perte de vue, le tout nimbé de blanc comme pour unifier l’image et l’incruster plus facilement dans mon souvenir. Aujourd’hui, la pluie et les corbeaux semblent rappeler que l’hiver n’a pas toujours sa robe de fête. Heureusement, l’odeur du gâteau qui cuit réveille de chaleureuses sensations. Il ne faudrait pas que j’oublie de le surveiller tandis que je suis à l’étage à papoter avec vous. Je n’ai pas de dons culinaires développés mais j’aime, surtout l’hiver, que les fourneaux vivent. La maison est alors emplie d’une certaine énergie : la table d’écriture bouillonne et à l’étage du dessous, les casseroles frémissent. C’est une façon de supprimer la tension, cela rejoint votre remarque : « lâcher la bonde. Souvent un événement futile en donne l’occasion". Comme «  votre esprit qui s’élance à tire d’ailes sur les plateaux sauvages », le mien, affreusement casanier, se dompte par la préparation d’un mélange noix, pruneaux, gingembre, dattes et abricots. Ces détails devraient passionner la critique génétique. La cuisson de vos crumpets a sans aucun doute influé sur les corrections de Roger Fry. Je vois bien comment vous avez créé de petits trous partout dans votre chapitre comme ceux de ce faux muffin qui, tout chaud, accueille beurre et confiture dans ses cavités. Là, mon estomac crie. Entre les odeurs d’épices et l’évocation de la marmelade matinale, je n’y tiens plus. Je descends me tartiner un morceau de pain frais.

 

Marcelline Roux