Mercredi 3 Janvier 1940, mercredi 4 janvier 2019

Chaque année qui commence pose à sa façon la question du journal. Vais-je poursuivre une année de plus ? Vais-je m’acheter un bel agenda moleskine ? Changer de format pour voir ce que cela provoque ? Investir par l’écriture quotidienne et banale un cadeau reçu à Noël qui confronterait mes gribouillis aux propos décapants d’artistes ? Je traverse chaque fois ce moment délicat. J’ai refermé le carnet vert 2018 et commencé depuis hier à jeter timidement quelques phrases dans le cadeau de Noël qui bouscule toutes mes habitudes : les jours sont des colonnes étalées sur deux pages, je n’ai plus le blanc d’une page par journée et une reproduction de tableau ponctue la semaine. Je me risque à ce perturbant partage du temps. Il oblige à la brièveté ou à déborder de la place réservée. C’est peut-être stimulant de bousculer mes habitudes. J’ai envie de voir si cela va changer ma façon de rendre compte de mes heures. Comme moi, Virginia en ce 3 janvier, vous osez changer de format de journal. Vous êtes allée, malgré le froid glacial, à Lewes, la petite ville près de Rodmell, acheter des feuilles de grand format qui formeront votre cahier 24, de l’année 40. Je choisis de réduire l’espace quand vous l’agrandissez. Nous travaillons en miroir inversé. Vous décidez de choisir le moment du soir et non plus celui de la fin de matinée pour consigner votre vie. Vous espérez gagner en cohérence et en consistance. Je vais donc croire atteindre concision et efficacité. Je n’ai pas hélas de moment fixe pour remplir mes pages. Etant salariée, je ne dispose pas de mon organisation temporelle. Je jongle et grappille des instants. J’avoue avoir un faible, comme vous, pour la tombée du soir, ce moment où les choses s’apaisent, les actions ont eu lieu ou pas. Il est alors possible de lâcher la bride et de se déposer. Il me faut parfois faire un vrai effort de mémoire, les dates ayant filé plus vite que mes notations et j’ai oublié comment j’avais vécu. Cette perte me retourne la tête : comment peuvent disparaître si rapidement les instants vécus ? Il est bon d’oublier pour avancer mais quand même, c’est parfois du gâchis. Je me demande même si je ne tiens pas mon journal juste pour cette raison : ne pas gaspiller le temps passé. Le retrouver est impossible, Proust m’a prévenue, mais j’aime envoyer au temps écoulé un signe de reconnaissance. Juste écrire : tiens, j’y étais ! J’apprécie la petitesse de cette écriture « comptable » des heures. Pas d’effet, ni de grandes réflexions sur le présent, j’en serai incapable, juste les traces déposées d’un quotidien. Cela me rappelle l’agenda de mon oncle, j’y ai retrouvé les indications des conversations téléphoniques et visites qu’il avait eues et même la notation des moments de lavage d’oreilles. Cela m’a faite sourire. Je note pas quand je me lave les oreilles mais tout lecteur, autre que moi, s’ennuierait mortellement à lire mon journal. Nous sommes bien en inversion totale, ma chère Virginia, car je ne me lasse pas de votre pavé rose. Peu importent nos différences, si j’en crois le conseil que vous formulez : « il faut sans cesse travailler tous les styles : c’est le seul moyen de maintenir l’ébullition. Je veux dire que la seule façon de prévenir la formation de croûte est de mettre le feu à un fagot de mots. » En 2019, je prends donc la résolution, grâce à vous, de veiller à ne pas devenir un croûton et mettre en ébullition ma marmite de mots. Si je ne parviens pas à expérimenter des styles différents, j’essaie de mener des projets différents pour ne pas laisser étouffer le feu. Sur le grill, j’ai donc en ce début d’année, la récriture d’un récit qui parle de deux hommes. J’avais laissé ce texte s’encrouter et il va me falloir un bon  coup de fourchette pour en venir à bout. J’ai en bouclage un poème et mis en route une correspondance avec une écrivaine vivante. En plus de mes jours avec vous, c’est pas mal de pain sur la planche. J’espère que la mie n’en sera que plus tendre ! J’ose vous souhaiter une vive année car vous avez sur le feu votre biographie sur Roger Fry et vous aussi en bavez ! Voilà notre vrai point de partage !

 

Marcelline Roux

 

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