(c) catevrard
15 novembre 1938 15 novembre 2018
Ces 80 années qui nous séparent sonnent comme un secret anniversaire entre nous. Je suis heureuse d’avoir aujourd’hui préparé le jardin pour l’hiver et accueilli ses dernières couleurs : des roses blanches au parfum discret de Shalimar, des feuilles rouges d’érable et des pointes fleuries violines de sauge. J’ai rempli cinq grands sacs de feuilles et autres plantes fanées. Le jardin s’est réordonné : les pensées et les cyclamens deviennent les vedettes du moment et la terre brune reprend ses droits. Ce soir, j’allumerai quelques bougies extérieures en l’honneur de notre secrète fête. Mes voisins ne pourront deviner que je célèbre mes 80 ans de distance woolfienne mais je sais que le rouge-gorge et le troglodyte seront de la partie pour nous souhaiter quelques belles journées à venir. Il nous reste 22 jours avant d’atteindre notre fameux centième jour. Je ne sais quand il adviendra, il faudra que l’on pense l’une et l’autre à marquer symboliquement cette ultime étape qui annoncera hélas aussi notre séparation. On a encore du temps et l’automne ne fait que commencer. J’aime ces premiers froids et le repli stratégique de l’hiver. Se mettre à l’abri, fermer ses volets, rejoindre le fauteuil et lire sous la lampe. Il faut savoir hiberner chacun à sa façon pour reprendre des forces. Il y a 80 ans, vous avez marché dans un parc et vous savouriez votre unique soirée tranquille de la semaine. Je sens que vous installiez par anticipation notre soir commun, m’invitant à vous imiter. Vous avez préparé vos lectures : Chaucer, Lytton Strachey et Madame de Sévigné. Vous êtes décidément une gourmande de pages. Je ne saurais être à la hauteur de votre boulimie. J’ai toutefois à côté de mon lit Le Vent de boulet de Sylvie Dubin, Robert Walser et le dernier numéro de la Hulotte, que je découvre toujours avec une joie enfantine dans ma boîte à lettres. Cette fois, c’est le lierre qui est objet d’étude. Cet envahisseur que l’on arrache avec frénésie offre pourtant des baies et des fleurs à un moment crucial de l’année et permet à une abeille sauvage de faire son miel. Je sens que vous aimeriez partager avec moi ces quelques petites pages qui aiguiseraient encore votre regard sur votre campagne de Rodmell. En ce 15 novembre 1938, vous prenez une grande résolution : «jouir des choses en tant que fins ». « Faire les choses que je considère comme mes propres fins », «et non comme un passage vers ceci ou cela ». Je ne sais si la lecture du lierre irait en ce sens, mais pourquoi pas. Ce rampant peut attendre parfois dix ans avant de pouvoir grimper dans un arbre, atteindre la lumière, faire des fleurs et des fruits. Il faut donc que ramper dans l’ombre soit une fin en soi, sans attendre l’ascension finale. Parfois, il atteindra des sommets mais souvent pas. Je sens que votre soirée a la simplicité de cette fin en soi : lire, avoir quitté Léonard pour simplement traverser un parc en solitude. Nous pourrions faire cause commune avec le lierre : ramper secrètement sous les branchages, avancer à l’abri et qui sait, un jour, grimper sur un tronc et voir de plus haut ce que nous avions observé de si près. « Bien peu de moments sont pareils aux cimes des montagnes. Je veux dire qui permettent de contempler de haut la paix. » Continuons de croire que nous glisser, crapahuter dans les herbes basses, aide à passer incognito et attendre de meilleurs cieux pour pousser nos têtes. Rejoignez-moi sous la lampe, je vais nous préparer un bouillon de légumes et nous honorerons en catimini notre anniversaire. Ce sera une fin en soi ! Nous n’aurons besoin d’aucune justification, juste le fait d’avoir créé un rituel entre nous. Votre soirée est libre comme la mienne : partageons-la au-delà de tout ce qui nous sépare. Je vais allumer les bougies du jardin et mettre la casserole sur le feu. Ce temps dans la cuisine nous fera le plus grand bien dans son innocente simplicité.
Marcelline Roux