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19 octobre 1937 19 octobre 2018

«Aujourd’hui, rêver parce que j’ai besoin de relâcher la tension de ma tête et de me remonter d’une façon ou d’une autre si je veux écrire, vivre et surtout franchir la prochaine étape avec entrain et non passive comme une algue ». Virginia, je fais mien votre programme ! Il faut en effet parfois simplement s’arrêter et rêver. Ma tête a aussi besoin de ce vide. J’ai mis à mijoter un pot au feu, j’ai étendu le linge dans le soleil d’automne, grignoté une assiette de légumes du marché et j’ai pris pomme et banane avec moi. Je me suis assise avec ma tasse de café. J’ai mis mon visage sous un rayon de lumière et j’ai laissé faire. Il n’y avait alors rien à dire, rien à écrire, juste attendre que les rêveries daignent accoster sur les rives de mon esprit. Je ne voulais pas me concentrer sur un sujet en particulier, ni même et surtout penser ou réfléchir, juste « délasser la cervelle ». Il m’a semblé que depuis la rentrée, j’avais mis ma réflexion à dure épreuve, cherchant des explications, des paroles sur une situation et tournant tous les faits dans tous les sens pour n’en débusquer aucun. Ce n’était plus nécessaire, il fallait juste s’asseoir et rêver quelques instants pour me sentir vivante au milieu des arbres. J’aime prolonger cet état quand il advient, ce basculement de l’humain vers ce qui le dépasse. Il suffit d’accepter sa condition, de l’oublier, d’être dans le souffle d’une feuille qui tombe. Vous dites que vous ressentez à fleur de peau le rayonnement d’une fiction que vous souhaitez écrire. Je ne sais ce qui se passe quand je m’éloigne trop de cette attraction de l’écriture mais sans doute qu’un bout de lumière me quitte, ou plutôt un morceau de silence intérieur cesse de résonner et alors, le fracas du monde grignote mes îlots de retranchement. Il n’est pas facile de rester dans cette lenteur, de ne pas tourbillonner dans l’attraction des sollicitations, de refermer le portail du jardin et de revenir sous les bouleaux pour regarder de ce côté-ci de la maison. Le temps ne suspend pas son vol facilement. Pourtant, je connais ma recette pour renouer avec les mots et le papier : mettre la maison en ordre, arroser les fleurs du jardin, ratisser, entendre les ailes des cygnes sauvages traverser le ciel pour rejoindre la Seine et laisser infuser. A me regarder, les voisins doivent penser que je ne fais rien assise sous le bouleau, que le gros livre pavé rose fermé à mes côtés ne sert que décor. Ils n’imaginent pas que j’obéis à un programme woolfien salutaire : rêver pour accueillir les lignes d’écriture qui peut-être surgiront de ce moment vide, relâché, déposé, offert. Souvent, je vous admire ma Virginia, tant vous jonglez entre rencontres, travail de la Hogarth Press, articles à produire, programmes d’écriture, de lectures. Je ne peux suivre votre rythme. Quand c’est vous qui intimez la possibilité de rêver, je ne peux donc que vous accompagner et me sentir au plus proche de vous en nos mois d’octobre. Remontée vers la table, je continue de regarder le soleil à travers le rideau blanc et les ombres que dessine le cerisier. Ordonner de rêver est une gageure, j’en suis aussi consciente que vous. Pourtant, le seul fait de le formuler provoque une ouverture. Je ne pourrai raconter cet après-midi. Il n’aura pas été rempli. Il aura été vidé, désencombré, comme une armoire trop pleine que l’on ferme de peur de voir tous les objets dégringoler des étagères, j’ai allégé le poids des rayons de ma cervelle. Je ne sais si cela permettra d’aborder la prochaine étape avec entrain comme vous le suggérez mais sans doute que le pot au feu qui mijote y aura gagné en saveurs. Demain soir quand tous les amis seront autour de ma table, ils ne sauront pas qu’un des ingrédients du plat aura été ces instants détachés. La cuisinière gardera au secret la petite touche woolfienne sinon ils craindraient trouver quelques pierres dans les poireaux et l’insouciance des retrouvailles serait ternie. Nous saurons vous et moi Virginia que votre désir de rêverie a épicé la joue de bœuf. Je vous dirai si cela l’a rendu plus tendre. Auquel cas, j’ajouterai à ma recette de pot au feu, passez une heure à rêvasser après avoir saisi la viande !

 

Marcelline Roux