15 juillet 1935, 8 Juillet 2018
La vague de chaleur se poursuit pour l’une et l’autre. Est-ce pour cela que vous avez passé les jours sans les noter dans votre journal ? Vous sautez du 4 au 15 juillet sans vergogne. N’est-ce pas aussi que vous avez vu beaucoup de monde pour remplir le moi « qui prend plaisir à la vie extérieure » même si le moi qui aime « laisser vaguer ses pensées pour retrouver le monde qui lui est propre » en a quelque peu souffert ? Comme vous, j’ai tous ces « moi » qui se disputent et me déconcertent. Le 15 juillet, vous rapportez l’effort et l’énergie demandés pour un discours à Bristol en l’honneur de Roger Fry. Pourtant vous le vénérez au point de lui avoir consacré une biographie que j’ai sagement rangée dans ma bibliothèque mais pas encore lue. Vous mentionnez un auditoire vaste mais pas approprié. Je ne sais ce que vous entendez par là : pas assez versé dans la connaissance de Fry, trop mondain, pas assez savant ? Je me méfie de vos remarques anodines qui peuvent virer vinaigre. J’ai quelques exemples dans votre page. Mr Ellis Roberts vous demande de prendre la présidence du Pen Club, vous refusez, affublant cet émissaire de « pauvre vermisseau ». Vous présentez une femme dénommée Odette, comme une « cocotte de Paris, aux sourcils allongés comme des antennes », et son compagnon Gérald « desséché comme un jambon ou une de ces langues suspendus dans les épiceries campagnardes. » La chaleur ne ramollit pas l’acidité votre plume. Elle réveillerait presque mon esprit ensuqué d’un dimanche après-midi estival. Votre coup de fouet me donne le courage de vous avouer une prochaine compromission. Je vais oser déposer un projet de communication à un colloque annoncé pour Juin 2019 et qui a pour titre : Woolf recyclée, Recycling Woolf. Auriez-vous pu prédire ce type de manifestation ? Je ne sais quel sera l’auditoire et s’il sera approprié, selon vos goûts, mais je risque de dévoiler aux esprits savants nos Cent jours. Il se peut que je reçoive quelques coups de griffe de votre part. Supporteriez-vous seulement le titre de ce séminaire ? Comment oser parler de vous comme d’un vulgaire objet culturel à recycler, transformé en produits dérivés ? Je ne vous avouerai jamais que j’ai un tote bag à votre effigie, des cartes postales portraits sur mes étagères, un tableau de Vanessa en fond d’écran. Côté produits dérivés, j’ai succombé. J’ai résisté aux boucles d’oreilles « Une chambre à soi », mais de justesse et à cause du prix. Moquez-vous, ma chère, de l’état de mon époque marchande qui recycle l’œuvre littéraire la plus singulière en ridicules grigris. Finalement, ma modeste façon de recycler votre journal dans le mien est anodine car elle vibre avec un soupçon de démarche littéraire. Je suis sauvée par le gong du temps car jamais mes pages ne tomberont sous votre œil critique. Je tente seulement de devenir par ce parcours une de vos communes lectrices. Il faudra d’ailleurs si je parle en juin que je relise votre essai. Cela pourrait donner de l’eau à mon moulin et recycler un autre de vos livres. Je ferai d’une pierre deux coups et de surcroit dans le thème. Je m’amuse à imaginer quel aurait été votre discours si vous me remplaciez à ce colloque. Je peux vous rêver arrivant sur l’estrade, perturbée par les micros modernes, les écrans. Vous auriez vite repris du poil de la bête et digressé avec ironie sur les apparences traversées de vos pages dans le monde d’aujourd’hui. Peut-être auriez-vous pointé que les femmes qui portent des tote bag woolfiens, défendent sans le savoir le droit à la parité, à l’avortement, aux chambres à soi, à la place des créatrices dans les musées ? Vous auriez voulu savoir ce que cachent ces affichages ? Ces carnets avec votre visage sont-ils destinés à noter les courses de la semaine ou à tenir une liste de livres à commander chez un libraire? Décontenancée par cette appropriation moderne et déviante, vous auriez néanmoins trouvé ce pas de côté qui surprend l’auditoire. Penser que la belle Nicole Kidman a joué votre personnage dans The Hours, est un joli pied de nez à votre difficulté à vous trouver élégante et jolie. Tous ces portraits magnifiques de vous, vous auraient fait pouffer de rire. Voir comment votre notoriété a dépassé celle de Vanessa (pas d’objets dérivés la concernant), sa beauté désormais moins vendeuse que la vôtre, aurait suscité quelques sentences sur ce renversement. Vous avez été beaucoup plus recyclée qu’aucun des membres de Bloomsbury. Vous pouvez en être fière mais comment interpréter cela ? Mon époque aurait gardé un sentiment de l’importance d’une œuvre même si parfois poser une statuette plastique de VW dispense d’ouvrir les volumes de la pléiade. Je vous offre encore quelques grains à moudre : je viens d’acheter un banc pour mon jardin. N’est-ce point, de façon inconsciente, pour m’accaparer le fameux banc de Russel Square ? J’ai contemplé la photographie où l’on vous voit converser avec Lytton Strachey tous les deux sur un banc. Je n’en finis pas de vous récupérer, espérons que dans le lot, je recevrai sur ce banc des papotages aussi décapants et complices que les vôtres.
Marcelline Roux
(c) catevrard