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(c)catevrard

 

Dimanche 20 Mai 1935, lundi 21 mai 2018

Chère Virginia, cette fois c’est vous qui m’envoyez une carte postale et elle vient d’Italie. Vous quittez l’Autriche pour Vérone, Florence, le lac de Trasimène, Brufani et Rome.  Champ de trèfles incarnat, lac couleur d’œuf, oliviers d’un gris exquis, femmes pleines d’ardeur, brûlées par le soleil et le bon vin, l’Italie, une barrière bleue, tout ce que vous remarquez compose une palette. Vous marquez le passage vers un autre monde en quittant l’Allemagne et ayant souffert de « l’ambiance hitlérienne ». Des panneaux jusque dans les villages des montagnes autrichiennes vous ont poursuivis : «  Le juif est notre ennemi », « ici, les juifs ne sont pas désirés », « pas de place pour les juifs ». Vous avez fui ces « foules dociles dans leur hystérie, cachant leur stupidité sous leur bonne humeur ». Bizarrement, c’est votre ouistiti Mitz qui adoucit l’atmosphère : les allemands sont amusés par la présence du singe. Cette mise en abime vous échappe. Pourtant, Léonard, votre mari juif, doit son passage de la frontière à la présence de l’animal qui étonne et attendrit les allemands : le singe fait un joli pied de nez aux nazis. Les singeries ne sont jamais où l’on croit ! Pas étonnant qu’en abordant l’Italie, vous soyez sensible aux couleurs qui effacent les affreuses impressions vert de gris de l’Allemagne. Vous notez tout cela comme on le fait quand on vit les choses au présent. Vous êtes choquée et vous fuyez ces teintes et slogans nauséabonds sans pouvoir imaginer qu’elles feront  tâche d’huile et se propageront vite en Europe. Vous semblez ne faire que passer, voir, écrire, être choqués mais ne pouvant prendre ces signes pour des signaux d’alarme ultimes. C’est étrange de lire après coup cette perception offerte par la lecture des carnets ou journaux d’écrivain. Lire avec le recul ce qu’ils ont traversé au présent, comprendre comment ils ont ressenti un présent qui est notre passé. Dans ces pages, vous vous demandez pourquoi vous tenez ce journal. « A quoi bon noter ce genre de choses. A quoi bon ? Mais ce cri de perroquet étoufferait la plupart des choses. » Là encore, vous ne poussez plus loin l’analyse qui me saute aux yeux : tenir un carnet, noter des détails quand en vérité le désastre se fomente en creux. Consigner l’anecdotique : « A quoi bon ? ». C’est cela qui vous saute à la figure de manière inconsciente.  A quoi bon avoir tout noté dans son carnet si on n’a pas pu décrypter que la réalité va vous anéantir ? L’aveuglement aide à tenir mais vous n’êtes d’ailleurs pas sans voir le danger. Vous l’écrivez même noir sur blanc et pourtant, vous poursuivez votre voyage d’agrément avec une relative légèreté. Votre façon de traverser 1935 et la montée d’Hitler est alors pleine d’enseignements. On peut voir, ne pas être dupe et pourtant vivre avec un soupçon de détachement. Le quotidien s’arrêterait si vous connaissiez la suite de l’histoire. Vous seriez rentrés, affolés, en Angleterre, vous mettre à l’abri avec Léonard, vous n’auriez pas retrouvé Angelica et Vanessa à Rome. En ce mois de mai 1935, dans votre tête, seule l’Allemagne a perdu la tête et les foules d’allemands singent des « Heil Hitler », en levant le bras comme des pantins trop joyeux de défiler en masse. Mitz n’était peut-être pas si dupe en se mettant les douaniers dans la poche. Il avait senti que le temps à passer la douane durait trop et qu’il fallait faire diversion. Quand je lis vos pages, je mesure à quel point tout était en place, tout était lisible en grosses lettres sur les panneaux affichés dans les rues et pourtant, on ne pouvait voir. Il fallait continuer de vivre.  Mon présent dépose les mêmes signaux d’alerte  auxquels je reste sourde. Je les entends sans doute parfois même les écoute, me mets en colère ou fuis mais est-ce que j’arrête tout pour lutter ? Je continue le plus souvent comme vous, Virginia, à m’installer sous les bouleaux du jardin à lire, à dresser des tables pour recevoir des amis dans le soir qui tombe. Lorsque « le vent se lève, il faut tenter de vivre ». Laisser de petites traces qui ne décodent pas le sens de l’histoire mais déposent des signes humains en maigres contrepoids.  

Marcelline Roux