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Chère Virginia, vous n’échapperez pas à ma carte postale d’Irlande. Je double mon rituel de la carte envoyée à Jacques Roubaud dès que je quitte la France avec cette carte pour vous. J’aurais pu la déposer dans la boîte verte en face de la maison de James Joyce, histoire de créer du symbolique, mais je n’étais pas certaine que ce moyen fût le bon. Il fallait bien que j’ose vous dire comment j’avais ressenti ce pays que vous avez drôlement malmené. Vous aviez attisé les difficultés pourtant déjà lourdes entre anglais et irlandais. Je relis pour mémoire vos propos : « Grande solitude, pauvreté ; et mornes villages comme autant de carrés découpés(…). Impression d’un pays qui se meurt. Une terre plate, arrosée d’embruns et de pluie ; une poignée de hideuses villas du bord de mer, genre 1850. Partout une impression que tout est inférieur, couve et grimace, vous nargue ou vous assaille. Aucun luxe, pas de création, pas d’émulation ; rien que des raclures de Londres, plutôt détrempées et fadasses. Non cela ne me plairait pas de vivre en Irlande, malgré ses rochers et ses baies solitaires. Cela ralentirait mes battements de cœur, et tout mon esprit se déverserait en paroles. » Soit, vous donnez raison à tous les écrivains qui ont quitté ce pays : Joyce, Beckett, Wilde, Nuala O Faolain etc…sans nommer les peintres. L’Irlande est le pays de l’émigration : la rigueur catholique et la pauvreté, sans compter la famine, ont dicté cette prise de distance. J’admets aussi que l’on ne tombe pas sous le charme de l’architecture des maisons. Les plus anciennes aux toits de chaume ont pour la plupart disparu, sous le coup de la pauvreté, et les demeures récentes ressemblent à des rectangles fonctionnels posés sur des pelouses sans fleurs ni couronnes. Mais rien n’est inférieur comme vous le sous-entendez. Les baies, les landes de pierres du Connemara, les lacs, les rochers, la lumière ne couvent pas mais fouettent le regard et l’esprit : un grand bol d’air frais rince les images toutes faites. Les falaises d’Etretat y gagnent en intensité et le causse Méjean envahit l’espace. On ne peut parler « d’une vulgaire terre plate arrosée d’embruns » mais d’un paysage qui renoue avec les temps premiers. Dublin n’est pas un Londres affadi. C’est une ville plus humble, qui porte les stigmates des guerres intestines pour l’indépendance, mais les gens y semblent étonnamment joyeux. Sans doute ont-ils chevillé au corps la conscience de ce qu’ils ont traversé et la république acquise à la force des combats. L’ouverture européenne offre un souffle inespéré que les irlandais ne veulent à aucun point manquer. Dublin n’est-elle pas devenu la ville où les écrivains sont exemptés d’impôt pour pouvoir créer avec plus de sérénité ? La génération d’aujourd’hui savoure cette avancée en contemplant la mer et ces ciels changeants. Dans les pubs, chaque chanteur paraît avoir digéré toute la pop anglaise et la mélancolie irlandaise. Avec une maigre guitare, il dépose dans l’oreille l’intensité d’un concert. N’avez-vous pas apprécié la gentillesse irlandaise ? Cette façon débonnaire de venir en aide aux voyageurs perdus comme s’il allait de soi de consacrer son temps à résoudre le problème d’un autre ? Admettons que tout cela vous ait échappé. Comment avez-vous pu toutefois être insensible à la taquinerie irlandaise, véritable art de vivre ? Un gardien de musée raconte l’œil pétillant que Beckett assis à la terrasse d’une brasserie parisienne voit un homme s’approcher de lui, s’assoir, lui annoncer qu’il vient de Dublin et qu’il est trop heureux de rencontrer cet irlandais qui n’est pas revenu dans son pays depuis 20 ans pour lui donner des nouvelles fraîches. Beckett répond alors tranquillement, sans presque lever les yeux de son livre : j’imagine qu’il continue de pleuvoir sur Dublin comme avant. Virginia, vous qui avez la plume trempée, vous avez dû relever cet esprit moqueur irlandais. Enterrez donc la hache de guerre ! Reconnaissez que les anglais ont une dette vis-à vis des irlandais et reprenez le chemin vers les Buren ! Les irlandaises ont besoin de vous. Dans quelques jours, le vote pour ou contre l’avortement est en jeu. Une conférence de votre part, avec le style qui est le vôtre, serait du meilleur impact. Le premier ministre irlandais a commencé une ouverture en ce sens. Me permettez-vous de lui envoyer vos arguments pour que le « Yes » l’emporte enfin ?
Marcelline Roux