Lundi 9 avril 2018 Mardi 9 avril 1935
Ce 9 avril, vous vous rendez à la bibliothèque de Londres et rencontrez un certain Morgan qui fait partie du comité de la bibliothèque. Je ne sais ce que représente précisément ce comité mais il permet que les livres réservés soient envoyés à leurs membres. Beau privilège ! Votre Morgan vous fait monter la colère quand il explique que ce comité est réservé aux hommes et que seule une femme y a été admise et ce fut la catastrophe. « Les dames sont parfaitement impossibles » vous dit malicieusement ce Morgan citant Leslie Stephen, votre père. Vous rentrez prendre un bain comme s’il fallait vous laver de cette méprisante remarque. « Ces brusques colères sont excellentes pour mon livre ; car elles bouillonnent et deviennent transparentes ; alors je vois vraiment comment les convertir en belle prose, claire ironique, sensée. Au diable ce Morgan qui a pu croire que j’allais accepter… » d’entrer dans son comité. Vous avez vraiment de quoi sortir de vos gonds et heureusement que l’écriture a pu faire fructifier ce mépris insensé. Quel beau pied de nez ! La femme écrivain et reconnue refuse l’invitation d’un machiste. Que les clubs des hommes restent fermés sur eux-mêmes, que leur bêtise cause leur ignorance et leur perte ! C’est étonnant qu’en 1935, on en soit là. J’aurais dû me souvenir que vous étiez interdite d’étude et qu’avec Vanessa vous récupériez les cours de vos frères pour vous instruire. Nous ne sommes pas si loin de la ségrégation des noirs n’ayant pas le droit de prendre le bus. J’oublie que les droits sont fragiles. Ne vois-je pas aujourd’hui dans les collèges les garçons prendre la parole et les filles rester en retrait ? N’entends-je pas que le droit à l’avortement pourrait être remis en cause ? Ne vois-je pas sur les feuilles d’impôts le nom de l’homme prévaloir sur celui de la femme ? Ne baissons pas la garde ! Votre saine colère ne doit pas se diluer avec l’eau du bain. J’aimerais voir les jeunes générations envahir les bibliothèques pour reconquérir les livres, les filles comme les garçons se retrouver dans ces lieux et créer des comités mixtes pour défendre le service public, ce bien commun que l’on oublie parfois de fréquenter et de faire vivre comme s’il allait de soi que nous allions toujours avoir accès à la culture. Il suffit de peu pour que les lois du marché, les rigueurs budgétaires nous privent de cette gratuité-là. J’envie votre façon de transformer la colère en prose romanesque. Il eût été jubilatoire de lire sous votre plume ce que vous auriez fait avec un comité de femmes dans la bibliothèque de Londres : autant de mégères qui seraient venues déranger le calme des fauteuils clubs des messieurs. J’imagine les lectures qu’elles auraient déclamées à voix haute, textes choisis qui auraient fait mouche. Elles auraient pu pousser le vice à lire dans leur bain, lavant leurs corps de tous les interdits. Qu’est-ce qui fait qu’un jour une femme noire entre dans un bus et s’assoit au milieu des blancs ? Qu’est-ce qui fait qu’un jour des comités interdits à ces insupportables femmes soient ridicules ? Cela fait cent ans que vous avez vécu cette insulte ! C’est loin et c’est presque hier. Je ne sais ce qu’en penseraient les jeunes filles d’aujourd’hui ? Elles comprendraient mieux que moi, elles qui sont soumises à la loi des regards masculins, à la loi des frères, des pères, des oncles dès qu’elles quittent l’enfance. Elles ont peut-être intégré mieux que moi cette barrière muette qui les retranche d’une part de la vie. Je ne pensais pas aborder à nouveau la question des droits des femmes avec vous mais votre 9 avril m’y replonge. Ce fil parcourt votre œuvre et il n’est pas inutile de le laisser poindre régulièrement. Qu’est-ce que quelques années de droits face à des siècles de non-droit ? Les acquis ne sont pas gravés dans le marbre. Il est urgent de continuer à ouvrir les bibliothèques aux deux sexes, aux sans papiers, aux migrants, à tous ceux que l’on voudrait trop vite exclure de nos petits comités, au risque de devenir nous aussi bien vite obsolètes et ringards. Bon, si j’allais prendre un bain pour laver cette colère montante.
Marcelline Roux