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(c) catevrard

 

Dimanche 25 mars 2018

Les tortues sont de retour. Elles semblent en mode ralenti et ne se jettent pas avec avidité sur la salade fraîche, rapportée spécialement pour elles du marché sur ma bicyclette. Je ne me vexe pas, trop heureuse de savoir qu’elles ont survécu à l’hiver et qu’elles gambadent à nouveau dans les herbes.  Un air de printemps se fait sentir en ce jour des rameaux, les branches frétillent, certains narcisses pointent leurs têtes, les feuilles des rosiers sont revenues, bref, tout invite à batifoler. Je suis le mouvement et vous fais faux bond ma chère Virginia. Je vous fausse compagnie pour m’en aller dans le jardin de votre amie de cœur Vita Sackville-West. J’ai déniché son Journal de jardin sur une table de librairie par hasard. Que j’aime pour cela les libraires ! J’ignorais que Vita avait écrit. Vous ne deviez pas l’encourager beaucoup. A lire la préface, je trouve quelques coups de griffe dont vous seule avez le talent, pour lui avouer qu’un esprit d’artiste scintille rarement dans ses pages et que le plus souvent, c’est plat à force d’être juste. Quelque chose de secret, d’assourdi, plombe sa prose, qui ne vibre pas. Vita a surmonté votre acide lecture et continué à noircir ses carnets. Elle savait inconsciemment que vous ne taquiniez que ce que vous aimiez ou qui vous rendait jalouse. Je ne crois pas que vous étiez jalouse de l’écriture de Vita mais de sa belle énergie, sans aucun doute, comme de sa façon de faire cuire des harengs sur un réchaud, de ne pas tenir en place et de voyager sur la terre entière et aussi d’avoir fait d’un jardin une orgie de couleurs. Vita semble femme pleine de contrastes : un visage qui respire l’intelligence et la beauté et un corps vigoureux comme un éléphant. Il y a une dizaine d’années, j’ai visité votre jardin au printemps : c’était mon cadeau d’anniversaire. J’étais très émue d’entrer chez vous en votre absence. Votre jardin ressemble à l’anglaise que vous êtes, tout en tons blancs : les fleurs dessinent dans leur profusion même un certain ordre. Je n’ai pas visité celui de Vita mais je pense que cette femme qui expérimentait, traitait les fleurs comme des choses et les choses comme des personnes, devait avoir un jardin à l’allure d’une auberge espagnole. Voir mourir une violette la rendait triste comme si elle perdait une amie, l’euphorbe croissait en vigueur sans être inquiétée et une kyrielle de roses devaient s’épanouir sans vergogne. Elle aimait leur appétit d’ogresse. Chez elle, les roses dévorent, deviennent jungle, s’hybrident, se déguisent, se maquillent. Son jardin devait à coup sûr, déborder comme une boîte de fard trop pleine qui tâche les doigts. Votre Vita qui sent le hareng, ne devait pas avoir les talents d’une architecte paysagiste mais l’ardeur d’une femme nourricière qui abrite les végétaux comme autant causes perdues et leur donne toutes les raisons d’exploser à la lumière. J’ai commencé la lecture de son journal et, je vous le concède, il ne transporte pas l’âme du lecteur dans un ailleurs. Il est, sans jeu de mots, terre à terre. Elle y parle comme une botaniste enjouée qui passe d’une famille à une autre, qui ose des mélanges, des tailles non conventionnelles et qui en même temps retient la leçon des maîtres. On lit ses pages comme un traité de jardinage incarné. On peut s’y ennuyer, on peut sauter, piocher ici ou là, se perdre, s’arrêter, ne plus savoir où l’on est. Le calendrier et le passage des saisons guident nos pas, aucune convention n’est abolie. Vita est une vraie jardinière : elle vit avec les éléments. Elle ne sera aucunement votre concurrente en écriture mais sa vitalité est contagieuse. Ce n’est pas un hasard que vous ayez succombé à son charme rude et vivifiant. Allez, je vous abandonne toutes les deux pour retourner dans mon jardin, qui puise aux deux vôtres : un petit fouillis à l’anglaise. Aujourd’hui, il est couleur œuf de pâques : les primevères sont à la fête et parsèment des dégradés de rose comme autant de rubans. J’ai mis ma première lessive à sécher dans l’air et je vais aider quelques folles herbes à se développer. Un jour, je ferai le portrait des jardins pour découvrir quel homme ou quelle femme se cache en eux.

Marcelline Roux