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dessin catevrard (c)

 

4 Février 2018 / Avril 1934

Chère Virginia, en avril 1934, vous voyagez en Irlande. Cela m’a immédiatement intéressée car j’ai le projet de m’y rendre en avril 2018 : je me réjouis de cette nouvelle correspondance entre nous. Je n’aurais toutefois jamais cru que vous seriez une aussi perturbante promotrice de voyage. A coup sûr, aucun guide du routard ou assimilé ne vous citerait. « Grande solitude, pauvreté ; et mornes villages comme autant de carrés découpés(…). Impression d’un pays qui se meurt. Une terre plate, arrosée d’embruns et de pluie ; une poignée de hideuses villas du bord de mer, genre 1850. Partout une impression que tout est inférieur, couve et grimace, vous nargue ou vous assaille. Aucun luxe, pas de création, pas d’émulation ; rien que des raclures de Londres, plutôt détrempées et fadasses. Non cela ne me plairait pas de vivre en Irlande, malgré ses rochers et ses baies solitaires. Cela ralentirait mes battements de cœur, et tout mon esprit se déverserait en paroles. » J’espère que vous n’aviez pas  d’amis irlandais, ils ne s’en seraient jamais remis. Vous aviez emporté Proust dans vos bagages et ne parvenez pas à le lire dans ce paysage qui vous déçoit par sa rudesse. Même Dublin ne vous conquiert pas vraiment. « Nous avons achevé de façon grandiose notre visite à Dublin hier. Par ce dimanche de vent …que dis-je rugissant, nous nous sommes promenés à travers Phoenix Park où une foule de gens s’étaient rassemblés (ce qui montre bien leur manque de distractions) pour regarder les petites élèves d’un collège jouer au hockey. » Bref, si ma bourse ne m’autorise pas cette escapade irlandaise, je me consolerai en relisant vos pages même si vous êtes particulièrement injuste. Il est vrai que vous n’avez lu ni Nuala O’Faolain, ni Nicolas Bouvier et son journal d’Aran, et que la bière rousse n’est pas votre cup of tea. Peut-être d’ailleurs, n’auriez-vous pas été sensible à leur propos car finalement, ils décrivent des lieux soumis aux éléments et peu luxueux. Vous avez traversé l’Irlande en aristocrate anglaise et sans doute traînait-il en vous un reste du conflit qui opposa l’Irlande et l’Angleterre. La guerre ne cessa qu’en 1921. Cela fait peu de temps écoulé jusque 1934, la blessure saignait encore. Sentiez-vous un malaise ? Aviez-vous besoin de vous sentir supérieure ? Votre mauvaise foi et votre charge trahissent un non-dit. Il est vrai que c’est lors de ce voyage que vous apprenez la mort de votre demi-frère Georges Duckworth. Cela n’a pas dû favoriser votre humeur. Quoique, là encore, je vous soupçonne de ne pas écrire franc. Vous vous remémorez les bons moments passés avec lui, les cadeaux qu’il vous offrait, les balades, les goûters. Vous ne dîtes rien de la relation ambigüe, de l’ordre du viol, qu’il vous a fait subir. La mort effacerait-t-elle votre rancœur ou ne la permettrait-elle plus ? Vous livrez dans ce journal ce que vous voulez en omettant ce qui vous dérange. Le journal n’est donc pas ce déversoir dont on parle si souvent. Il reste, pour vous, avant tout, un lieu d’écriture, un espace d’entraînement pour votre plume : aiguiser votre regard, affûter vos mots, former vos images mentales, autant de galops recyclés ailleurs, autrement. Vous êtes trop au cœur de l’esprit pour ne pas savoir tenir vos sentiments quitte à les exacerber, à votre guise, comme contre ces pauvres irlandais. Peut-être ont-ils reçu la violence que vous n’avez pas osé déchaîner contre Georges ? Si je faisais de l’analyse psychanalytique à la Viviane Forrester, je dirais que vous défendez coûte que coûte Saint Georges, le saint patron de l’Angleterre, contre le Saint Patrick irlandais. A ce compte-là, vous êtes bonne pour quelques années de discussion avec Mister Freud. Vous n’avez que quatre ans à attendre : il va rejoindre Londres en 1938, fuyant le nazisme. Allez, je vous rends justice : même Freud a choisi Londres plutôt que Dublin. Vous tentiez désespérément de lire Proust à Dublin, mais pourquoi n’aviez vous pas emporté Joyce, autre acte manqué ?

Marcelline Roux