L’affaire débuta un 12 novembre 2015, avec les intentions suivantes :

 

"Décider de relire le journal de Virginia Woolf, de parcourir en lectrice 26 années en effectuant une étape tous les trois mois, est une manière, comme une autre, de bousculer une vie de lecteur. Si le compte est bon : 100 haltes de lecture, 100 incursions dans la vie de cette femme, feront dialoguer 100 fois l’aujourd’hui. Cette lecture-feuilleton est d’ailleurs presque un anniversaire, à quelques mois près : un siècle s’est écoulé entre ce début de journal et maintenant. Faire l’expérience de ce temps comme s’il était possible de lire et de vivre en échos, de partir d’un journal d’écrivain pour composer un journal de lecture, tout en imaginant vivre 100 jours woolfiens. "

 

Deux ans et soixante pages plus tard, le journal croisé de Virginia Woolf et de Marcelline Roux, publié initialement sur le site de Culture Chronique est désormais accueilli sur le blog de l’atelier du passage

 

bonne lecture !

 

60 VW

dessin Catevrard (c)

 

25 Janvier 2018/ 30 Janvier 1934

Il me fallait absolument replonger dans votre journal un 25 janvier. C’est votre jour anniversaire, ma chère Virginia. Vous auriez 136 ans. Rêvons de façon inconsidérée, que le temps n’y fait rien, et que nous vous fêtons en grande joie. Il va falloir que nous y mettions du nôtre car ici le ciel n’est guère souriant. L’hiver ressemble à une tisane tiède et il pleut depuis plus d’un mois. On dirait que le soleil a rendu son tablier. J’avais espoir qu’il cesse sa bouderie en votre honneur. Que nenni ! Les eaux de la Seine montent dangereusement, laissant dans le désarroi des gens qui venaient à peine de remettre d’aplomb leur logis après l’inondation de 2016. Certains préfèrent croire que ce ne sont pas les conséquences d’un dérèglement climatique et que ces épisodes de crue ont toujours existé. En tous cas, les grands de ce monde continuent de s’enrichir tranquillement sans décider des mesures qui sauveraient un soupçon d’espoir.  Ne versons pas dans la plainte un 25 Janvier ! Voir la Seine hors de son lit, les cygnes et les oies côtoyant les passants sur le trottoir, a un côté sympathique et n’évoque pas obligatoirement la rivière Ouse dans laquelle vous avez définitivement plongé. Le soir tombé, les gens se retrouvent pour scruter la progression de l’eau. Chacun donne son pronostique, son avis. Quelque chose de doux et de compréhensif s’échange entre les gens qui d’habitude font leur footing sans s’arrêter. La Seine oblige à une attention au moment présent et un regard sur l’autre qui s’inquiète. Le bruit du courant impressionne, trahissant les arbres et les objets charriés. Il faut alors ajouter un peu d’humanité à ce désastre : partager sous le parapluie les nouvelles de la rue d’à côté, proposer de l’aide pour déménager des affaires. Cela permet de rentrer chez soi en se disant qu’une lueur se rallume. Qu’avez-vous donc fait le 25 Janvier 1934 pour votre anniversaire ? Vous n’avez pas écrit dans votre journal ce jour-là. Le 14 janvier et le 30 janvier sont les seules dates mentionnées. J’essaie de reconstituer avec ces deux jours-là votre 25 Janvier 1934 : vous avez alors 52 ans. Quel heureux hasard ! Ce sera aussi mon âge cette année.  Cette résonnance me touche. Vanessa a fait un nouveau portrait de vous. Vous êtes plongée dans l’écriture d’Ici et maintenant. Je me demande si ce n’est pas le dernier roman que vous écrirez et qui s’appellera Les Années. J’aime finalement que vous en soyez encore au ici et maintenant. Après tout, ce titre aurait pu être choisi car il sonne comme un conseil bienveillant. Il est à la mesure de nos vies d’homme, qui restent finalement bien petites face aux bouleversements des éléments. J’aimerais que le Président des Etats Unis, qui demain prononce un discours à Davos, ait un peu conscience de l’Ici et Maintenant. Il est déjà si méprisant du futur. Je l’inviterais bien à mettre ses chaussures dans la boue de notre Seine et converser quelques minutes avec les cygnes et les oies, j’ose croire que cela pourrait tremper son arrogance à moins que les volatiles ne s’enfuient à la vue de sa huppe. Mais je divague, c’est l’effet fête anniversaire et de la coupe de champagne en votre honneur. J’aimerais tant  prononcer des vœux qui changent le cours des choses, ne pas être obligée de croire qu’il faudra repasser par l’épisode Noé pour sauver quelques espèces. Les cygnes et les oies semblent tellement  prêts à embarquer. Ce qui me rassure c’est que lors de votre mois de Janvier 1934, vous voyez beaucoup d’amis  et que je sens dans les pages absentes que votre vie est pleine. Vous notez que votre cadeau d’anniversaire est un bracelet-montre. Ma chère Virginia, j’ai reçu bracelet et montre pour Noël, tout me prouve que nous sommes sur le même fuseau horaire ! Je vais aller ce soir revoir la Seine avec plus de tendresse encore. Je ne sais quelles incantations je lui chanterai pour calmer ses furieux débits.  Je lui chuchoterai que vous avez aujourd’hui 136 ans, qu’elle peut rentrer dans son lit pour laisser encore possible la naissance de pages  irriguant nos bibliothèques, que je comprends sa colère et ses débordements face à l’inconscience des hommes mais qu’il faut rester patiente. La lumière n’est pas complètement inondée.

Marcelline Roux