dessin Catevrard (c)
Jeudi 4 janvier 2018
Je termine ce jour la biographie de Viviane Forrester. Comme je connais la fin, j’ai allumé un feu dans la cheminée pour compenser le froid de votre plongée suicidaire dans la rivière Ouse et l’absence de lumière extérieure. Cela fait deux semaines que la tempête bataille avec la pluie et que les humains se réfugient derrière leurs volets. Le temps gronde. Est-ce contre votre suicide ou contre les hommes qui ne respectent plus la planète ? De toute façon, personne n’entend. Tandis que je relis l’épisode de votre disparition, j’apprends que Paul Otchakovsky-Laurens se tue en voiture et qu’Aharon Appelfeld décède. Le début de l’année n’est pas seulement chahuté par les furies des cieux mais accuse la perte de deux grands hommes. Je me sens dans le ton en finissant votre biographie. Viviane Forrester interprète votre acte dernier comme le résultat d’un abandon de Léonard et des acteurs de Bloomsbury, éparpillés à cause de la guerre qui gronde elle aussi. Même votre sœur Vanessa ne prend plus le temps de vous écouter. Léonard ne déroge pas à sa position protectrice caricaturale et sa posologie : verre de lait, repos, pas d’excitation extérieure. Personne ne voit que vous vous étiolez à Rodmell, loin de toute agitation intellectuelle. La thèse de Viviane Forrester me semble réductrice. Elle mentionne pourtant que lors d’une dernière visite chez le médecin, un bombardement vous a traumatisée et que la solution du suicide commun avec Léonard, en cas d’occupation nazie, vous terrorisait. Je suis certaine que la guerre a eu son mot à dire dans votre découragement final. J’ai hâte de reprendre votre journal pour comparer vos pages à ces interprétations même si Viviane Forrester donne des éléments de votre correspondance, non mentionnés ou même volontairement tus, dans votre journal. Peu importe, j’aimerais comprendre le poids du contexte mondial dans votre anéantissement. Ce n’est pas un hasard que vous publiez en 1938, après l’accession d’Hitler au pouvoir, Trois Guinées, un texte engagé sur la condition des femmes, un livre purement politique, qui dénonce le sexisme et la colonisation. Cet essai a beaucoup surpris car vous y affirmez crûment les choses, sans l’écran de la fiction. Cet acte d’écriture prouve que vous viviez en conscience des événements. Je ne peux toutefois rester sur cette tonalité en début d’année. Il me faut retrouver un brin de légèreté. Je vide toutes les armoires : tri de vêtements, de chaussures. J’attaque les placards de la cuisine et les tiroirs de la salle de bain. Rien n’est épargné. Je garde l’essentiel et partage le superflu, façon comme une autre de m’alléger. Le vent secoue les arbres et j’en profite pour aérer mes vieilles affaires. Résister à la mélancolie est aussi résister. J’ai la chance de ne pas vivre, comme vous, en temps de guerre même si pas mal de mes contemporains ne peuvent en dire autant. Comment prendre les choses ? Serais-je plus utile accablée au fond du trou ou tentant par de petits gestes d’apporter un soupçon de joie au quotidien ? Ma ville a, elle aussi, un coup de cafard. Les rues sont défoncées, sales, les magasins ferment les uns après les autres. Rester et apporter un peu de vie, de beauté, ne pas laisser la morosité ambiante gagner du terrain, tout le terrain. Je ne sais que trop où cela mène. « Nous vivons dans un monde plutôt désagréable, où non seulement les gens, mais les pouvoirs établis ont intérêt à nous communiquer des affects tristes. La tristesse et les affects tristes sont tous ceux qui détruisent notre puissance d’agir. Les pouvoirs établis ont besoin de nos tristesses pour faire de nous des esclaves. Le tyran, les preneurs d’âme, ont besoin de nous persuader que la vie est dure et lourde. (…) Ce n’est pas facile d’être un homme libre : fuir la peste, organiser les rencontres, augmenter la puissance d’agir, s’affecter de joie, multiplier les affects qui expriment un maximum d’affirmation. Faire du corps une puissance qui ne réduit pas à l’organisme, faire de la pensée une puissance qui ne se réduit pas à la conscience. » Merci Gilles Deleuze ! Je décide que ce début d’an sera deleuzien et que je lirai vos Trois Guinées : deux résolutions combatives pour 2018, à cinquante ans de mai 68.
Marcelline Roux