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dessin de Catevrard (c)

 

Dimanche 16 décembre 2017

Je n’ai pas repris la lecture de votre journal : je reste plongée dans votre vie, mais dans les mots de Viviane Forrester qui n’épargne pas les maux du dessous des cartes. Elle a lu toutes les correspondances et recoupe les trajectoires de votre existence avec celles de vos proches, avec un tel art que je finirais par croire que je ne vous ai jamais lue. C’est étrange la force d’une biographie : cela éclaire de l’extérieur ce qu’un auteur a passé sa vie à scruter intérieurement avec vigilance. Tous les signes consignés, interprétés, toutes les observations notées, sont comme balayées quand un biographe saisit la vie. Il faut dire que Viviane Forrester ne manque pas de brio et qu’elle tisse une toile serrée pour mieux enserrer sa proie. Elle dévoile la relation ambigüe qui tenait votre couple : votre antisémitisme envers Léonard, la main mise de ce dernier sur vous, comme par vengeance inconsciente, vous protégeant au-delà du raisonnable : notant tout ce que vous mangez, la date de vos règles, vos heures de sommeil etc…, tout cela au nom de votre maladie mentale, décrétée telle par lui. Il semble qu’au-delà de la véritable admiration que vous vous portiez l’un et l’autre, une certaine méfiance vous liait. Que dire du deuxième couple que vous formiez avec votre sœur Vanessa ? Là encore, je n’ai perçu que le mouvement superficiel des vagues et rien des paysages sous-marins. Evidemment, vous étiez jalouse de Nessa, maternelle, sensuelle, entourée d’hommes : son mari, son amant et parfois aussi d’autres hommes, désirée au milieu de ses enfants.  Pour vous, elle était le symbole de l’artiste peintre qui avait réussi sa vie de femme. A ses côtés, vous vous sentiez gourde, empruntée, maladroite. Cette relation était néanmoins forte : vous vous écriviez presque tous les jours, vous vous receviez régulièrement. Rodmell était tout proche de Charleston, maison de Vanessa,  et cela n’était pas un hasard. Ce que j’ignorais, c’est que vous aviez flirté avec Clive Bell, le mari de Vanessa, et que Vanessa avait eu un enfant de son amant Grant Duncan, enfant reconnu et assumé par le mari. L’amant, suite à cette naissance, avait toutefois cessé toute relation sexuelle Vanessa, qui avait  tout mis en œuvre pour le garder près d’elle, allant jusqu’à abriter les amants de son amant. Vanessa, la sensuelle, la terrienne, fut donc, elle aussi, mais secrètement, blessée et empêchée.

A découvrir les coulisses, il semble difficile à une génération de femmes qui veulent s’émanciper du joug masculin de mener la barque aussi loin qu’elles l’affirment. Vos combats n’ont pas été vains : ils résonnent pour mes contemporaines mais il faut croire que vous n’avez pas pu en jouir pleinement. Ce qui me peine, c’est qu’avec Vanessa, vous vous étiez soustraites ensemble de la pression paternelle pour intégrer le groupe de Bloomsbury, pour faire de vos vies autre chose que celles que la société victorienne vous imposait. Vous vous êtes battues pour avoir accès aux cours universitaires de vos frères même si vous n’aviez pas le droit d’aller à l’université. Vous avez acquis votre indépendance financière, vous avez développé des relations avec les intellectuels du moment. Bref, tout était possible. Cette légende de femmes combattives n’est pas fausse, elle a juste besoin de quelques réajustements pour devenir plus vraisemblable. Virginia, vous qui savez si bien déceler la faille chez l’autre, comment avez-vous pu vous méprendre à ce point sur Vanessa ? Ne pouviez-vous pas voir son désarroi ou ne pouvait-elle vous le confier ? Comme avec Léonard, il semble qu’un secret douloureux a fait tenir cette relation entre sœurs au-delà du raisonnable. Je ne suis pas certaine que j’aimerais en être là avec ma propre sœur. Pourtant, la vie est complexe et nous ne savons de l’autre que ce qu’il veut bien laisser paraître. Cette force que Vanessa déployait face aux autres était celle qui la faisait tenir. Vanessa moins sensuelle que prévu, Virginia moins frigide que voulu, la vie intime des femmes Stephen reste un fécond paradoxe.

 

Marcelline Roux