Lundi 30 octobre 2017 Mardi 30 Mai 1933
Mon texte est « une coquille vide. Et je suis vide, moi aussi, avec un cerveau comme une tranche de viande froide. » Virginia, je suis en osmose avec vous : désemparée, esprit au point mort, sans lire, ni écrire, « de la graisse blanche, figée » sur toutes les pages que je parcours des yeux. Votre état est le fruit d’un retour chez vous après des vacances en Italie et en France. Le mien est le résultat d’un départ en vacances avorté à cause de ma jambe gauche qui renâcle et qui non seulement, moqueuse de me métamorphoser en Capitaine Crochet, finit par envahir toutes mes pensées. La douleur est collante et bavarde comme une femme amoureuse qui a trouvé une victime consentante. Elle me cueille dès le lever, n’attendant même pas que je puisse prendre un petit-déjeuner tranquille. Elle s’enroule autour de ma cuisse jusque dans mon mollet à la manière d’une vipère. Elle tire, brûle, irradie, me prive de toute station assise comme si désormais, je me transformais peu à peu en cheval, obligé de goûter le grain à la mangeoire. Elle parle et parle jusqu’à me saouler. J’essaie de la calmer par des massages, de doux mouvements mais elle n’entend rien. Elle veut avoir le dernier mot. Quand parfois, elle semble occupée ailleurs et que j’en profite pour tenter quelques moments face à mon ordinateur et écrire un jour avec vous, elle a tôt fait de me retrouver à l’instant même où j’imagine pouvoir me relever et passer à autre chose pour cisailler mon mouvement et m’obliger à courber l’échine devant elle. On me conseille de la piquer. Avouez, chère Virginia, que c’est une solution extrême. Je n’ai pas l’habitude de recourir à ces manières barbares. J’essaie de rester civilisée et de lui causer sympathiquement, comprenant qu’elle ait plaisir à se loger dans ma fesse gauche. Je suis prête à l’héberger à condition qu’elle apprenne les bonnes manières et ne se manifeste pas à tout bout de champ. La seule chose qui la calme est le vin. Cela l’endort quelques heures et elle me laisse alors mener ma vie de célibataire mais je ne peux risquer l’alcoolisme. Cette cohabitation devient problématique. J’ai tenté de mettre une annonce et de proposer cette dame attachante et bavarde à d’autres humains en quête de fidèles aventures mais les hommes ne sont pas courageux : personne ne veut de ma locataire. Si elle savait se tenir sage et plus tranquille, comme le préconise Charles Baudelaire, je serai prête à envisager la vie commune. Il faut parfois ne plus lutter mais elle ne semble pas connaître la modération. Elle aime l’aigu et l’impromptu. Elle me met en difficulté en public, lors de mes déplacements et au sein de mon travail. Elle ne s’adoucit que lorsque je marche seule avec elle ou la nuit dans mon grand lit. Avouez que cette situation est déplaisante ! J’ai cherché dans vos pages et n’ai rien trouvé de la sorte. Vous avez eu évidemment des amantes compliquées mais des tenaces comme la mienne : aucune. J’en suis réduite à toutes les extravagances : quémander des corticoïdes à mon médecin, ouvrir le livre des remèdes littéraires d’Ella Berthoud et de Susan Elderkin, à la page « Mal de dos », qui conseillent la lecture du Masseur mystique de V.S. Naipaul. Je suis mûre pour accoster n’importe quel mystique masseur qui délogerait cette sournoise amante. J’ai fini de croire qu’un jour je puisse ressembler à la fée clochette mais de là à endosser jusqu’à la fin de mes jours le rôle du Capitaine Crochet, je ne suis pas certaine de tenir le choc. Il est vrai que l’horloge n’arrête pas son tic tac et que, comme pour le capitaine, mon temps est compté. C’est son bras droit qu’a dévoré un crocodile, moi, c’est la jambe gauche. Je ne manque pas d’imagination et il était hors de question de plagier simplement. Je dois avoir quelques ancêtres qui se rappellent à mon bon souvenir : on ne naît pas impunément dans la patrie de Jean Bart. En cette veille d’Halloween, il est vrai que je peux me réjouir d’avoir mon déguisement mais pour le chahut du carnaval dunkerquois, je ne suis guère d’attaque. Pour vous remettre, vous partez quelques jours à Monks House. Attendez-moi, je vous rejoins clopin-clopant avec l’espoir de me confectionner, dans votre campagne, une belle jambe de bois.
Marcelline Roux