Day number 56
copyright Catevrard
Dimanche 12 novembre 2017, dimanche 12 novembre 1933
J’aime quand nos dates résonnent. Mon pluvieux, venteux, tempétueux dimanche 12 novembre se pare de couleurs à la lecture de votre journal. Votre « ravissante lueur d’un roux de renard (venant) des hêtres », croisée lors de votre visite à la ferme des Wogan, « la douce brume » et la teinte « brique rouge » lors de votre promenade du matin redonnent à mon aujourd’hui « ses instants de beauté ». Pourtant, tout est inquiétant dans votre vie : Quentin Bell, le compagnon de votre sœur Vanessa, atteint de pleurésie, s’envole vers une clinique en Suisse, Ralph menace de se suicider, et le « vieux Birrell, est devenu tout flageolant et pareil à un petit enfant, en pantoufles, avec sa canne à embout à portée de la main ». Si je vous invitais pour le thé, vous verriez que je me relève du canapé à la manière de votre vieil ami mais heureusement, je ne perds pas la mémoire des noms et je ne suis aucunement détachée de tout, comme il semble l’être. Il ne faut pas brûler les étapes. Je courbe certes l’échine à la manière des vieilles dames mais au-dedans, je bouillonne d’envies. Ce n’est pas un nerf coincé qui va me coincer et même si je dérouille pour me dérouiller, la rouille de l’automne reste une amie flamboyante. Je connais ce qu’est l’énergie woolfienne et je suis prête à en faire des réserves d’écureuil. J’avoue même que votre évocation de Ralph chez les Carrington et Lytton, « tel un taureau dans un troupeau de génisses », qui sert nu le thé, a quelque chose de revigorant. Peut-être qu’alors, mon relevage de siège serait plus fluide. Qui sait ? Je n’ai pas de Ralph sous la main pour tester. Distillons, grâce à vous, un peu de légèreté en ce mois de novembre ! J’ai réussi à me procurer le film Carrington, jouée par Emma Thompson, en version anglaise. Je ne dirais pas que j’ai compris l’ensemble des dialogues : mon niveau n’a hélas pas progressé à la mesure de mes efforts mais peu importe. J’avais lu le livre de Michael Hollroyd et cela m’a permis de suivre et de me délecter des paysages de votre campagne comme des fantaisies vitales qui suintent de partout chez ce groupe de Bloomsbury. Cette façon qu’ont Dora Carrington et Lytton Strachey de faire sauter les convenances, non pas simple provocation, mais mus par un amour que l’on ne peut enfermer dans un cadre, pourrait-il se faire une niche dans mon monde ? Je suis désolée de vous annoncer, chère Virginia, que le puritanisme regagne du terrain. Les femmes dénoncent les agressions sexuelles, balancent leurs « Me too » sur les réseaux sociaux pour faire bouger l’établi et le complice secret mais au fond, quelque chose de réactionnaire régit la société. Les manifestations contre le mariage pour tous en sont le vibrant écho. Personne n’a vu des hordes de gens descendre dans les rues pour réclamer le mariage pour personne ! Les cadres sont puissants. Il faut vite se réfugier dans une boîte et ne pas vivre hors des clous. Même l’humour a déserté. Combien nous manque l’ironie d’un Lytton ! J’ai lu ce matin un long entretien avec Virginie Despentes paru dans Le Monde. Elle dit beaucoup sur les limites de la transgression et de l’addiction. En creux, apparait la place de la femme ou plutôt ce qu’on exige de la féminité. Elle raconte une expérience faite avec des enfants de 5 à 6 ans pour un faux casting. Ils doivent parler d’un yaourt devant la caméra. Le yaourt a été volontairement salé. Les garçons font spontanément beurk devant la caméra alors que les petites filles font semblant de l’aimer. La féminité se pourrait être « ne sois pas spontanée, pense à l’autre avant de penser à toi, avale et souris ! ». Enfin, pointe l’humour. Il ne s’agit aucunement de traiter à la légère les agressions qui doivent être dénoncées et punies sans atermoiement possible mais pour parler de sexe, il faudrait retrouver de la légèreté et un soupçon de joie qui désertent les débats actuels. Il fait bien trop froid pour servir le thé nu mais je note que ce n’est point la nudité que vous pointez dans l’anecdote avec Ralph mais la sensation de sa vigueur, en le définissant de Taureau au milieu des êtres castrés, comparés à des génisses. De nos jours, votre formule passerait difficilement sans quelques meuglements.
Marcelline Roux