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Ce matin est arrivé par la poste, dans la fameuse boîte à livres, que devient ponctuellement ma modeste boîte à lettres, un grand carton des éditions Casterman. J’ai été surprise. Ce n’est pas un éditeur que je fréquente habituellement. Puis, j’ai découvert Le Piano Oriental et j’ai compris ! Je remontais soudain trois années de rêve autour d’un livre. Aucun lecteur ne soupçonnera le temps de l’amont de ce piano. J’avais eu la chance de le vivre avec Zeina Abirached. Je l’avais accompagnée pendant une résidence d’écriture et avais papoté avec elle lors de quelques marches pique-nique dans les bois de ce piano bilingue, qui pouvait tout à la fois jouer de la musique orientale ou occidentale.  Elle avait évoqué son propre bilinguisme, ce tricotage entre français et arabe, ses deux langues « maternelles », entre Liban et France. Il avait donc fallu presque trois années pour que ces planches en noir et blanc tissent une histoire entre cet Abdallah, inventeur de piano original, et la figure de Zeina, pour donner à voir comment les langues façonnent la culture de chacun. J’étais très émue au moment d’ouvrir ce roman graphique, au moment de reconnaître les boucles de cheveux abirachédiens, d’entrer dans ces doubles pages qui forment à elles seules une oeuvre et autant de respirations dans ce Beyrouth, si explosant de sons, de bruits, de références. J’étais émue et souriais des détails du quotidien saisis par le trait décalé et tendre de Zeina. Certaines expressions françaises, gestes, petites manies rattrapées dans le noir et blanc en un regard doux et plein de malices, surgissaient presque naturellement au fil des vignettes. Ce roman graphique est un nouvel épisode de la saga. Même si chaque tome peut se lire indépendamment, il y a une réelle jubilation à retrouver des personnages, des décors, des clins d’oeil d’un livre à l’autre, tant se mêlent habilement l’intimité de la vie de famille, l’univers de la rue et la grande histoire. Rien de brutal dans les évocations libanaises mais plutôt une élégance qui ne cherche pas la violence, la douleur de l’arrachement, ou du chemin pour renouer avec le passé, le récit abirachédien abandonne volontairement ces affres pour garder le bon ton, le bon tempo, celui de la réécriture et du recul. Suivre cette saga, c’est chaque fois relever les anecdotes qui constituent le véritable relief des vies. On en redécouvre ici une savoureuse collection : les « scrouitch »des bottines italiennes, les « cui cui » de l’oiseau Ludwig, les « poc » du tarbouche d’Abdallah, les séances chez le coiffeur, passage abirachédien obligé, les jeux entre les langues. J’étais finalement émue de recevoir ce livre au moment où l’Europe hésite à accueillir les migrants, ces gens entre deux langues, deux pays, deux cultures. Ce piano oriental pourrait être un hymne à l’accueil, à l’accord, une façon de mettre la pédale douce, de décaler d’un quart de ton les discours ambiants et de réentendre la richesse qu’il y a à ne pas couper une part de soi qui est aussi une part avec les autres, à faire le passage de l’orient à l’occident ou inversement. Je ne sais si une musique intérieure résonne encore dans le coeur des personnes qui ont tout quitté et vécu des voyages difficiles. Il nous faudra beaucoup de patience pour capter les notes qui échapperont tôt au tard de leur mémoire, ne pas forcer le rythme mais savoir qu’il est possible de passer d’une partition à l’autre, d’ouvrir la voie sans perdre la voix singulière qui vient de l’autre rive, du passé violent quitté. Avec sa façon bien à elle de traverser l’Histoire, sans appuyer sur le tragique mais en mettant en lumière comment les hommes s’inventent hommes, Zeina Abirached nous emmène plus loin qu’elle ne le croit.  Cela fait trois ans que nous n’avons pas pique niquer au fond des bois, j’avoue que je l’inviterai bien, histoire de savoir ce qu’elle concocte pour le prochain volume.

Marcelline Roux