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Découvrir un nouvel auteur est un acte lumineux même s’il n’est pas si aisé de faire une rencontre. Avec les livres, comme dans la vie, le premier contact peut angoisser et la première impression n’est pas toujours la bonne malgré ce qu’en disent les proverbes. Emprunté et maladroit face à un inconnu, on entre de même dans les pages d’un auteur pas encore lu. On n’ose pas s’installer confortablement. On doute, avance par curiosité plus que par conviction. Parfois même, les préjugés, la peur entravent notre réception des mots. Ainsi, ai-je commencé L’ordre du Jour de Benoît Casas, timidement, sur la pointe des pieds. Il était dit sur la quatrième de couverture que cet auteur avait tenu son journal une année durant, ce qui en soi, n’a rien d’exceptionnel, mais qu’il avait construit cette écriture personnelle à partir de phrases relevées dans un corpus portant la même date que le jour à écrire. Journaux, lettres, poèmes d’auteurs multiples de sa bibliothèque avaient servi de matière première en quelque sorte. Il n’en était pas à sa première expérimentation. Quatre volumes de poèmes étaient nés de cette contrainte. Pour Benoît Casas, les livres sont ses outils. Il prélève puis assemble une sorte de marqueterie. Il détache des éclats de langage pour recomposer à sa façon. C’est comme si les mots dispersés dans les livres de sa bibliothèque attendaient d’être attrapés et rechargés comme des piles, pour repartir vers des significations nouvelles. L’auteur dit aimer la rapidité, dire ce qu’il a à dire dans une sorte d’urgence, de vitesse, pour paradoxalement réussir à interrompre le flux. Il presse le temps en glanant dans les livres des autres ces phrases déjà faites. Serait-il comme le coucou qui dépose ses oeufs dans le nid des autres ? Il serait plutôt un coucou monté à l’envers, qui prend les oeufs des autres pour les mettre dans un nid confectionné par ses soins. A lire ce journal d’un genre nouveau, j’ai cru que la méthode allait m’éloigner de la substance de l’être, le systématisme me couper du sens. Je ne parvenais pas à installer une lecture méditative de ces jours inscrits. Avide de voir défiler les paroles, je me sentais prise dans une spirale : la vitesse souhaitée par l’auteur emportait ma lecture. Des courants profonds émergeaient régulièrement dans ce rythme soutenu : le désir, l’amour, la lecture, l’Italie, la nécessité du travail d’écriture, du savoir, des choses à voir, à connaître, une certaine éthique d’une vie avec et pour les livres, des éveils poétiques comme des élans philosophiques ou antiphilosophiques, des nuits sombres, des appels du vent, de la mémoire, du retrait, de la nécessaire solitude....La vie traverse ce journal malgré ou grâce à cette forme qui tend à rompre avec l’épanchement du moi. L’intime surgit autrement et plus sûrement par cette contrainte. C’est d’ailleurs, le goût de la traque qui a rendu ma lecture additive comme si je sentais à filer dans les pages de ce journal que les mots rechargés par l’auteur donnaient une intensité, une vibration à l’infime de son quotidien. J’ai traqué l’individu Casas comme j’ai été traquée par cet ordre donné au jour : ordre de trouver dans les jours écrits par d’autres, les mots de son jour à lui. Quelle merveilleuse invitation au partage ! Rien ne vaut cette formule pour dire que l’on n’écrit pas sans avoir lu mais plus encore que les mots lus peuvent un jour devenir nôtres, pas seulement mal fagotés dans des citations que l’on jette en guise de pardessus pour donner un peu d’allure à notre pensée mais pour devenir la langue de notre esprit. Benoît Casas est par excellence l’écrivain des bibliothèques. Son poème le dit et j’ose le citer comme un éclair à ma réflexion :

« Une orgie

de lecture

il faut avoir tout lu

et puis

de tous ces mots

écrire

 

un livre

qui n’existe pas. »

Chez lui, pas de culte de l’imagination, du personnage, du génie spontané, il oeuvre à partir de phrases choisies et assume cette posture de la seconde main. Je comprends qu’il ait nommé sa maison d’édition Nous. Il a dissout le « je » dans le nous et atteint sans doute une humilité efficiente, percutante. D’ailleurs, à jeter un rapide (comme il aime) coup d’oeil sur les 100 titres de son catalogue, je peux juger sur pièces. Ce catalogue forme à lui tout seul une exigeante bibliothèque : Jacques Roubaud, Alain Badiou, Jacques Jouet, Gertrude Stein...Excusez du peu ! J’invite chacun à piller des mots et des phrases dans ces livres-là, et les batteries seront rechargées à n’en point douter.

 

Marcelline Roux