Lettres à Chen Fou
Lambert Schlechter
L’escampette éditions
Chen fou, le destinataire des lettres de Lambert Schlechter, est né à la fin du 18e siècle, en Chine. Il a laissé un manuscrit autobiographique traduit sous le titre Récits de la vie fugitive. Les quatre cahiers qui nous sont parvenus racontent, en une succession d’épisodes réunis par thèmes, l’existence d’un homme qui a aimé, voyagé, connu des joies et des peines, dû surmonter des difficultés matérielles. Une vie d’homme ordinaire. Dans ses 103 lettres, Lambert Schlechter donne de ses nouvelles à Chen Fou, sous cette même forme fragmentaire et dispersée, alliant observations, pensées et faits.
Que peut-on dire à un chinois du 18e siècle ? Commencée à l’automne, dans le froid qui vient, le poêle qu’il faut allumer et la promesse des mauvais jours à venir, et terminée dans l’été italien, la correspondance relate les menus évènements d’un quotidien quasi intemporel : rendre visite à une mère malade, fleurir une tombe, écouter de la musique la nuit, rêver, rentrer les plantes fragiles avant l’arrivée de l’hiver, voir fleurir une orchidée. Chen Fou aurait pu vivre de tels moments. Pas plus dans ces lettres que dans le récit chinois on ne trouvera de grandes théories et de pensées définitives. « Je suis d’avis depuis un certain temps qu’il ne faut pas amonceler les pensées. Une par jour suffit ». Phrase de Schlechter, qu’on aurait pu trouver dans les Récits de la vie fugitive tant la proximité de vue, la complicité des hommes est grande. Inversement, Chen Fou écrit « il n’y eut pas une nuit sans vin, et pas de vin sans jeux de circonstances », qu’on n’aurait pas été étonné de lire chez notre contemporain.
Tous deux partagent le manque d’argent qui ne permet pas de réparer la toiture ou de remplacer un vieux manteau, le chagrin pour l’épouse décédée prématurément, une certaine mélancolie et le goût des lieux refuges (« l’ombre sucrée d’un tilleul » pour Schlechter, la Résidence de Solitude et de Lumière pour Chen Fou), précaires abris que le premier vit récemment détruit dans un incendie et que le second dû quitter à de nombreuses reprises pour des emplois et des maîtres successifs. L’un et l’autre ont cette manière de cheminer et d’écrire qu’on dirait livrée au hasard des humeurs, au fil des souvenirs et des ruminations. Ils rehaussent, par la grâce du regard porté et de l’écriture, ces petits riens qui font l’épaisseur des jours.
Chen Fou et Lambert Schlechter appartiennent à cette communauté d’écrivains qui observent, notent avec simplicité des impressions fugaces, saisissent tout autant le temps qu’il fait et le temps qui passe, désabusés et fatalistes, mais non sans humour et autodérision.
"Je ne fais rien de mes dix doigts, presque rien. Il n'y a que ma main droite qui de temps à autre tient la plume, occupation qui ne figure en bonne place dans aucune rubrique. Mais je n'ai pas à me justifier. Nous vivons dans une zone tempérée et libérale, aucune sanction n'est prévue contre ma main droite".
F.Germanaud