Journal foulé aux pieds
Joël Bastard
Ed. Isolato
D’emblée, le titre intrigue. Joël Bastard est un marcheur, on le sait depuis Beule, depuis Au Dire des pas. L’écrivain est homme de terrain. C’est ici l’espace du Jura qui se présente au rythme de la foulée du promeneur. Mais les indications géographiques sont approximatives. « Vers » est cette préposition qu’aime employer l’auteur, comme pour ne pas nous en dire trop. L’égarement, d’ailleurs, est fructueux : « Vers Charez, si je ne m’étais pas égaré dans ce ravin, je n’aurais jamais écrit la difficulté de vivre ». L’écriture passe par le corps, pied, œil, oreille. Il s’agit d’être attentif, même et surtout au détail : « la pauvreté nous donne plus à voir (…). La pauvreté d’un lieu est un bien meilleur départ que toute autre débauche paysagère ».
Foulé aux pieds, c’est aussi piétiné. Saccagé. Mis en miette. Inutile de chercher biographie et continuité dans ce journal à la chronologie défaillante. Les évènements s’effacent au profit de paysages, de lumières, d’atmosphères. Le journal est-il lieu de mémoire ? On en doute tant sont ténus les faits qui y sont rapportés. Ou subtilement. Les notes sont plutôt des croquis ou quelques touches de peinture. Ce journal pourrait être carnet de dessin. Reste qu’on peut suivre, en pointillé (cailloux de Poucet), l’étoffe d’une vie : un appartement d’enfance, un oncle breton, un voisin jaloux, une absente.
On foulait autrefois aux pieds le raisin. S’ouvrait ensuite un temps long, celui de la macération, de la vinification, du vieillissement. Atteindre à une matière, à la fois dense et légère. Ce livre est ouvert, à la beauté des paysages, bien-sûr, mais aussi aux lieux les moins nobles, par un long apprentissage du regard (un appartement au papier peint décollé, des HLM). Un livre sincère, qui fait place au désir, aux manques, au découragement. Quelques colères aussi. « Il faudrait que je me calme. Pour cela, devrai-je accepter le mensonge nécessaire à cette entreprise. Certainement comme tant d’autres l’ont fait avant moi. Mais alors, ne plus rien défendre de ce qui nous anime ». Et l’écriture, toujours. « J’aime écrire à m’en écœurer les yeux ». Une ivresse ? Une addiction ? Jusqu’au dégoût parfois. Une nécessité, dont on voudrait se passer : « mieux que Rimbaud qui cessa d’écrire à 20 ans, cet enfant de dix ans, au sourire calme, qui n’a pas commencé ! ».
L’écriture révèle un regard qui prend son temps, qui ne juge pas, dont le seul souci est de capter, d’éclaircir le monde qui nous entoure avec vigilance, humilité, mais sans naïveté. Le lecteur, lui, suit Joël Bastard pas à pas avec un sentiment de grande proximité et sort de ce journal vivifié.
Frédérique Germanaud